Avec Snapshots, sa nouvelle exposition parisienne à la galerie Nadine Fattouh, entre récits silencieux et éclats chromatiques, Khaled Takreti poursuit son exploration de l’intime et du politique en empruntant les formes ductiles du Pop Art. Depuis plus de deux décennies, son œuvre tisse un lien sensible entre exil et mémoire, dans une esthétique du fragment qui conjugue mélancolie et autodérision. Figure centrale de la scène syro-libanaise, désormais établi en France, Khaled Takreti compose à chaque toile une fresque existentielle : à la fois miroir de soi et archive du monde.
D’une topographie de l’exil à une poétique de l’identité
Le parcours de Khaled Takreti épouse les lignes brisées de l’histoire contemporaine du Proche-Orient. Né en 1964 à Beyrouth dans une famille syrienne, formé à Damas en architecture, design et gravure, il quitte progressivement le territoire de l’utile pour celui de l’intime. Rapidement, la peinture s’impose à lui, moins comme un choix délibéré que comme un exutoire face au deuil familial — un refuge émotionnel après la perte de sa grand-mère. “Chaque pays dans lequel j’ai vécu a laissé une empreinte unique. Le mélange de ces expériences a façonné ma personnalité, et c’est cette identité plurielle qui s’exprime dans ma peinture”, confie-t-il.
Cette identité non fixée, déterritorialisée, irrigue tout son travail. De New York à Bruxelles, de Beyrouth à Paris, Khaled Takreti observe le monde avec l’œil décentré de celui qui appartient à plusieurs ailleurs sans se réduire à aucun. C’est dans cette distance que s’inscrit son art : non pas une géographie, mais une cartographie émotionnelle, que vient hanter une mémoire transgénérationnelle et féminine, incarnée par la figure totémique de sa mère et de sa grand-mère – omniprésentes dans ses œuvres.
La figure humaine comme surface sensible
Chez Khaled Takreti, tout commence par le visage. “Le visage est le centre de l’humanité. Les yeux, surtout, sont le centre du centre. Par leur regard, leur énergie, ils transmettent ce que je veux que le spectateur ressente”, explique-t-il. Qu’ils soient autoportraits, figures d’anonymes ou de proches, ses personnages se tiennent debout, statiques, souvent hiératiques. Ni totalement identifiables, ni tout à fait allégoriques, ils incarnent ce que Giorgio Agamben aurait appelé une “figure sans sujet” – une présence nue, à la fois singulière et universelle.
L’autoportrait, chez lui, relève d’un double geste : critique et réparateur. Claude Lemand, son galeriste historique, y lit “ un besoin de se montrer à lui-même qu’il est beau, digne d’être aimé, intéressant”. L’artiste le confirme : “L’autoportrait me permet de faire passer un message, souvent critique, que je peux exprimer directement et avec sincérité. L’autocritique est ce que je préfère dans ma peinture.” L’artiste s’y insère avec ironie, comme pour désamorcer toute tentation de pathos, mais aussi pour mieux exposer ses vulnérabilités.
Pop Art et autodérision : une esthétique de la distorsion
Khaled Takreti a souvent été qualifié de “maître du Pop Art oriental”. Il revendique ce vocabulaire plastique – aplats vifs, collages, répétitions – mais en subvertit la légèreté apparente. « Ma peinture est mon journal intime. Ce que je ne peux pas écrire, je le dessine. Chaque émotion, chaque histoire marquante y prend place », déclare-t-il.
Là où le Pop Art occidental se contentait parfois de singer le consumérisme, l’artiste en fait un outil introspectif. S’il emprunte aux aplats vifs, aux compositions dynamiques et aux collages ornementaux, il y injecte une profondeur psychologique peu commune dans ce registre. Il le relie davantage à une posture philosophique qu’à une simple esthétique : une manière de faire apparaître le monde en le déformant, de “sublimer la photographie”, selon ses propres mots. Snapshots, série très influencée par l’image photographique et les réseaux sociaux, illustre cette démarche : “Ce n’est pas ce que l’on raconte qui compte, mais comment on le raconte.”
Claude Lemand le dit avec clarté : “Il sait se renouveler, il sait regarder.” C’est peut-être là l’une des clés de sa singularité : un regard qui capte le réel comme un objectif, et une main qui le traduit avec un détachement tendre, presque clinique.
Mémoire fragmentée et récit universel
Chaque série de Khaled Takreti, de Silence (2012) à Les Femmes et la Guerre (2017) en passant par Libertés plurielles(2013), témoigne d’une capacité à renouveler sans cesse sa palette formelle tout en conservant un vocabulaire reconnaissable. Snapshots, sa série récente exposée à Paris en 2025, prolonge cette démarche : dans des scènes évoquant des instantanés photographiques, il saisit des moments de vie, intimes ou publics, avec un regard incisif et tendre. Les aplats pop se mêlent aux collages chatoyants pour figer sur toile des récits ouverts, où se mêlent plaisir, défi, vulnérabilité. L’exposition Snapshotss’inscrit en effet dans une continuité, mais avec un ton plus narratif et fragmentaire. Des scènes de plage, des couples en suspens, des conversations silencieuses dans le métro : autant de fragments de réel qui évoquent Walter Benjamin décrivant les ruines de l’histoire moderne. Chaque tableau fonctionne comme un instantané, une scène arrêtée où l’émotion perce sous la surface graphique.
Khaled Takreti évoque son processus : “Quand je documente une histoire, il faut que ce soit sincère. Je peins d’abord pour moi-même. L’image n’est qu’un point de départ. Le plus important, c’est le chemin. ” Cette sincérité devient une forme d'engagement non militant, mais profondément éthique. Mes Condoléances (2014), fresque monumentale dédiée à la Syrie, en est un exemple éloquent. “Elle a été conçue après de longues années de réflexion sous le régime d’Assad. Ce que j’ai voulu exprimer sur ce régime a été dit pendant son règne, et c’était précisément l’objectif.”
Figures maternelles et deuil sublimé
Dans l’univers de Khaled Takreti, la mère et la grand-mère ne sont pas seulement des figures : elles sont des fondations émotionnelles et visuelles. Claude Lemand y voit une dimension thérapeutique : “Elles occupent la place centrale, belles, bien habillées, toujours jeunes. Elles rassurent. Elles l’ont élevé.” Cette présence féminine, transposée dans la série Les Femmes et la Guerre, prend la forme d’icônes en noir, longues silhouettes silencieuses, chacune représentant une ville syrienne.
Pour Nadine Fattouh, sa galeriste actuelle, cette dimension universelle permet de dépasser le local : “L’œuvre de Khaled agit comme un révélateur. Il capte ce qui se joue autour de lui. Il y a dans ses tableaux un appel à apprendre à vivre ensemble, même dans un espace restreint”. Dans le métro, où trois personnages d’origines différentes cohabitent sans se voir, illustre cette tension entre isolement et communauté. Le tableau devient le lieu d’une négociation fragile entre solitude et solidarité.
L’art comme thérapeutique de l’Histoire
L’œuvre de Khaled Takreti est marquée par une tension entre autobiographie et mémoire collective. À la question de savoir si l’art peut réparer, Takreti répond sans détour : “Peindre, créer, écrire : ce sont les meilleures solutions pour faire avancer le monde.” Ce qui pourrait sembler naïf se révèle, chez lui, fondé sur une conviction nietzschéenne : celle selon laquelle il faut spiritualiser les états de maladie pour survivre. L’artiste ne nie pas les tragédies, il les absorbe dans une œuvre qui agit comme contrepoison. Il évoque son rapport à la couleur avec la même lucidité : “Je ne peux pas peindre des couleurs vives quand mon pays brûle. Mon état psychologique est le premier message de mes toiles.”
Cette oscillation entre noir et saturation, gravité et légèreté, renvoie à une pensée dialectique de l’image. Son Pop Art est une surface habitable, mais traversée d’ondes souterraines. L’humour, comme le disait Chris Marker, y est bien cette “politesse du désespoir”.
Avec Snapshots, Khaled Takreti réaffirme sa place à part dans le paysage de l’art contemporain. Son œuvre, hybride et profondément humaine, conjugue les contradictions de l’exil, les blessures de l’histoire, et la beauté fragile du présent. Elle nous rappelle que peindre n’est pas seulement représenter : c’est transformer l’indicible en image, et faire de chaque toile un lieu de résistance douce, de lucidité tendre. Chez lui, la mémoire devient forme, et la forme, une mémoire du sensible.