Du feu autour de l’œil : une performance poétique aux confins de la chair, de la guerre et de la lumière
Il est des spectacles qui ne racontent pas simplement une histoire, mais qui transforment le regard. Du feu autour de l’œil, performance poétique, née de l’œuvre de Hyam Yared, est de ceux-là. Conçue comme un geste d’oralité, un cri adressé au corps, à la ville, à l’autre, elle se présente à la fois comme un poème habité et comme une traversée sensorielle. Ce projet scénique porté par un collectif d’artistes, Sophie Langevin à la mise en scène, Cynthia Caubisens à la musique, Ghazi Frini à la vidéo, Irina Prentice à l’origine des collages, offre une incarnation viscérale du texte, de la révolte et du désir d’émancipation.
Un feu autour de l’œil, un feu partout
Le titre, Du feu autour de l’œil, agit comme une alerte. Le feu n’est pas ici un simple élément destructeur, mais une force omniprésente, métaphore des guerres visibles et invisibles qui nous entourent : guerres militaires, psychologiques, sociétales, amoureuses, intimes. Pour Hyam Yared, écrivaine et poétesse, ce feu entoure l’œil comme il entoure le corps, le territoire, le féminin. « On vient de pays confrontés au feu », dit-elle en évoquant le Liban et, plus largement, un Moyen-Orient écrasé sous la domination des puissants, au mépris des peuples. Mais ce feu, par l’écriture, devient aussi lumière, possibilité de réinvention. Le feu brûle, mais il éclaire aussi. Et c’est ce paradoxe que la performance explore.
Quand la poésie reprend la voix
À l’origine, il y a un recueil. Mais pour Hyam Yared, la poésie n’est jamais enfermée dans la page. Elle vit dans l’oralité, elle bat au rythme de la voix. La mise en scène donne donc une chair nouvelle au texte : les mots lus, dits, se frottent à la musique, à la vidéo, à l’espace. Il ne s’agit pas simplement de lire, mais de donner vie, de restituer cette vibration originelle de la poésie, « l’oralité est inexcitable à la poésie », dit-elle. Dans ce geste, Yared sort de la solitude de l’écrivaine pour s’inscrire dans un échange artistique. C’est ainsi qu’elle décrit cette aventure comme une « révolution » dans son propre processus de création. La scène devient un lieu d’interdisciplinarité, où chaque sensibilité trouve à s’exprimer sans écraser l’autre, où la poésie s’ouvre, se transforme, se dépasse.
Un corps à quatre voix
La performance est le fruit d’un collectif. Autour de Hyam Yared, la metteuse en scène et comédienne Sophie Langevin construit une dramaturgie sensible. Cynthia Caubisens offre une musique qui épouse les silences, souligne les élans ou les ruptures. Le vidéographe Ghazi Frini insuffle des images à la fois abstraites et organiques, éclats de vagues, textures de peau, figures humaines en chute ou en redressement. À l’origine du projet visuel, Irina Prentice, plasticienne franco-américaine, dont les collages ont déclenché ce désir de transversalité.
Sur scène, la poésie est autant visuelle que sonore. Certaines séquences se passent de musique, comme lorsque le texte évoque la haine ou le suicide : seule la voix nue reste, dans une vulnérabilité bouleversante. Ailleurs, les projections font vibrer les murs de pierre du Théâtre Essaïon, les transformant en grotte, en chair, en mer. L’eau, motif récurrent, vient répondre au feu, le contredire, le cicatriser. L’élément aquatique apaise mais n’efface rien. Il rappelle que même la destruction peut ouvrir une brèche, qu’il y a de la beauté à chercher dans les ruines.
Colère, amour, corps : poétique de la lucidité
Au cœur de Du feu autour de l’œil, il y a la colère. Non pas une colère sèche, gratuite, mais une révolte nourrie par l’histoire, par l’injustice et l’impunité. Cette colère traverse la poésie de Hyam Yared, elle devient souffle, rythmique. Elle est aussi indissociable d’un autre sentiment, peut-être plus déroutant : l’amour. Car aimer dans les ruines c’est aussi un acte de résistance. Un poème de Hyam Yared dit : « Que vaut la vie pour ceux qui gagnent ? Seuls ceux qui perdent le savent. » Il y a là une vérité renversante, un appel à penser l’amour comme lucidité, et non comme refuge naïf.
Le corps, omniprésent dans le recueil comme dans la performance, est interpellé, regardé, nommé. Il est politique, amoureux, sexuel, symbolique. Le corps est la première frontière, la première ville, le premier lieu de combat. En le nommant, en lui rendant sa densité, la poète tente de déconstruire les représentations imposées, notamment celles issues du colonialisme ou du patriarcat. Comme le disait Camus, cité par Hyam Yared : « Mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde. » Et dans ce monde fragmenté, nommer les corps, les villes, les douleurs, c’est déjà tenter de réparer.
Un espace de partage et d’émotion
Hyam Yared ne prétend pas faire de la poésie une consolation. Elle en fait un outil, une nécessité vitale, un espace de questionnement. Mais ce qu’elle cherche à transmettre, à l’issue de cette performance, c’est avant tout une émotion. Le spectacle ne livre pas de message unique : il invite chacun à entrer avec son propre vécu, à superposer ses propres cicatrices aux mots, aux images, aux silences. « Même rejeter la performance est une émotion », dit-elle avec justesse. Il ne s’agit pas de plaire, mais d’ébranler, d’ouvrir un espace de résonance.
Cette performance poétique est donc bien plus qu’une lecture scénique. C’est une performance chorale, un corps à quatre voix, un poème qui brûle et qui soigne. C’est une tentative de réconciliation entre l’art et la complexité du monde, entre l’intime et le politique. À l’heure où nos sociétés tendent à se replier, ce spectacle invite à décloisonner, à créer ensemble, à mêler les disciplines et les sensibilités.
Voir Du feu autour de l’œil, c’est accepter de perdre pied, de s’immerger dans une expérience sensible et incandescente. Et peut-être, en ressortant, de regarder autrement le monde en feu.