ArticlesEvénements
Aujourd'huiCette semaineCe weekend

Pour ne rien manquer de l'actualité culturelle, abonnez-vous à notre newsletter

Retour

Partager sur

single_article

Cavalier d'une autre époque

MAG

05/10/2025|Ramzi Salman

J’arrivai en trombe.

J’étais en retard.

Il était déjà 11h20.

Il fallait arriver avant 11 heures, l’heure de la prière qui précède l’enterrement.

La circulation avait été détournée à Baakline et j’avais dû faire une boucle de 20 minutes pour arriver en retard au milieu de la prière. Des dizaines de villageois sortaient déjà de la grande salle et s’éparpillaient dans les rues du village.

Chez les druzes les hommes se tiennent debout en ligne droite dans la salle principale pour recevoir les condoléances, et les femmes s'assoient dans une autres salle en dessous de la première.

On reçoit les condoléances jusqu’à 11 heures, ensuite les cheikhs de la communauté forment un cercle autour du cercueil et entament la prière de la mort.

J’aime à chaque fois écouter cette prière car elle contient des paroles mystiques et énigmatiques. Après la prière, on emporte le cercueil sur les épaules des villageois, et les hommes descendent chez les femmes exprimer leurs condoléances.

Je suis donc arrivé au milieu de la prière.

Le cheikh Akl, plus haute figure du clergé druze parlait de la vie du défunt avec poésie et sincérité. La ligne des membres de la famille qui avaient reçu les condoléances s’était décomposée et tous les hommes étaient à présent groupés autour du cercle des cheikhs prononçant la prière.

Le cercueil fut ensuite emporté sur les épaules des villageois et la ligne droite se reconstitua.

Je pus ainsi de justesse leur présenter mes condoléances et je descendis ensuite chez les femmes.

Chez les femmes, contrairement aux hommes, l’émotion emplissait la salle. Car les femmes sont plus franches dans l’expression de leurs sentiments et plus sensibles que les hommes. Elles expriment simplement leur douleur.

La sœur du défunt me retint par les mains et me parla avec une voix basse et tremblante. Elle me rappela qu’elle avait enseigné mes deux filles au Collège Protestant Français.

Elle s’appelait Almaz. C’était une institutrice connue et aimée de tout le monde. Je l’embrassai sur le front et sentis mes yeux larmoyer. Elle savait que j’aimais son frère. Le moment était intense et je me dis que j’avais bien fait de venir, même si j’étais arrivé en retard.

Estez Chawki, était un homme d’un genre rare. Après avoir reçu son doctorat en littérature arabe de la prestigieuse université d’El Azhar en Égypte, il rentra au pays pour y enseigner l’arabe. L’imposante nuée de gens présents à son enterrement était une attestation à sa valeur. Mais lui n’acceptait pas les éloges. Il était d’une modestie qu'on ne trouve pas. J’en étais moi-même un témoin parmi tant d’autres.

Je l’avais rencontré pour la première fois lorsque j’avais 10 ans. Il venait visiter mon grand-père dans sa maison de Baakline. Il arrivait en selle sur un élégant cheval noir et traversait le portail en fer pour rentrer dans notre jardin. Spectacle d’une ère révolue...

Son allure était noble, ses yeux perçants, sa silhouette droite et fine, il portait de hautes bottes en cuir et une cravache à la main. Le bruit des sabots de son cheval sur l’asphalte résonne encore aujourd'hui dans ma tête.

Arrivé au jardin, il descendait de sa monture, l’attachait à un arbre et demandait ; « est-ce que cheikh Khalil est là ? ». Mon grand-père accourait l’accueillir et l’invitait à s’asseoir sous le chêne où ils dégustaient un « chrab el toutt » (jus de mûres) avec des glaçons. Malgré leur différence d’âge, les deux hommes se manifestaient une grande amitié et beaucoup de respect.

Ainsi était l’image d’Estez Chawki dans ma mémoire...

40 ans plus tard, je revins à Baakline pour y construire une maison et réaliser le projet de Bkerzay. Le maçon qui érigeait la maison était un fils du village et connaissait quasiment toutes ses histoires et ses gens.

Ma première question pour lui fut ; « tu connais un certain Estez Chawki ? C’était un ami à mon grand-père qui venait nous visiter à cheval ».

Il me répondit ; « bien sûr … il enseigne l’arabe au Shouf National Collège, notre prestigieuse école ».

Estez Chawki n’avait pas quitté le village.

Je pris alors rendez-vous et j'allai le voir.

Il habitait au rez-de-chaussée d’un immeuble en pierre.

L'unique richesse dans son appartement était une bibliothèque dans le salon. Remplie de bouquins annotés et usés par le feuilletage au fur des années.

Il m’accueillit en robe de chambre.

Les traits de l’élégant jeune homme que j’avais jadis connu s’étaient estompés. Il avait vieilli. J’étais attristé de le voir dans cet état, mais heureux de le revoir quand même après tout ce temps.

Lorsqu’il comprit qui j’étais, ou plus exactement de qui j'étais le petit-fils, son visage s’illumina. Autour d’une « rakwé » de café, je lui posai mille questions, ravi de refaire sa connaissance après tout ce temps.

Lui était content d’apprendre que ce petit gamin dont il ne se rappelait même pas, était revenu à Baakline y faire un éco-village. Il exprima son admiration pour Bkerzay et j’en fus foncièrement flatté. Je l’invitai ensuite à déjeuner chez moi avec sa femme.

Et de temps en temps j’allai le visiter.

Il m’appela un jour pour me dire qu’il m’avait trouvé un vieux parchemin datant du début du 19ème siècle, qui mentionnait le domaine de « Bkerzayn » et me l’offrit. C’était une transaction relative aux terrains de Bkerzay qu’un certain patriarche Boustani de l’époque cédait à un homme de Baakline. Le document portait des sceaux de plusieurs notables du Chouf de l'époque.

Je le revisitai encore pour lui présenter mon cousin qui faisait des recherches sur la religion druze...

Sa santé se détériorait durant les deux dernières années et il entrait souvent à l’hôpital. Je m’enquérais sur son état à travers des voisins membres de sa famille, qui étaient mes amis.

Il s’éteignit il y a quelques jours dans cette même paix dans laquelle il avait vécu.

J’étais sans doute la seule personne dans ces funérailles qui avait bien gardé de lui l'image du beau jeune cavalier qui arpentait les rues de Baakline à cheval.

Et c’est bien pour cette raison que je ne pouvais pas manquer son enterrement.

Et c’est pour cela aussi que lorsque je descendis chez les femmes, l’étreinte de sa sœur Almaz était pour moi un moment si intense. Car cet homme portait les véritables attributs de la richesse; culture, bonté et modestie.

thumbnail-0
thumbnail-0
0

Depuis 1994, l’Agenda Culturel est la source d’information culturelle au Liban.

© 2025 Agenda Culturel. Tous droits réservés.

Conçu et développé parN IDEA

robert matta logo