ArticlesEvénements
Aujourd'huiCette semaineCe weekend

Pour ne rien manquer de l'actualité culturelle, abonnez-vous à notre newsletter

Retour

Partager sur

single_article

Carmen Boustani, mousquetaire de la plume

LITTERATURE

31/08/2025|Noha Baz

Carmen Boustani, mousquetaire de la plume

”Une Voix pour toutes, Toutes pour Une”


”Quand il y a désir de relecture, il y a littérature”, disait Oscar Wilde. Cette phrase s’est imposée comme une évidence lors de ma première lecture de “May Ziadé, la passion d’écrire”, dernier ouvrage en date de Carmen Boustani paru aux Éditions des femmes- Antoinette Fouque en 2024.

Témoin de mon émerveillement, je n’avais en refermant le livre qu’une seule envie : y revenir. Histoire d’en savourer une fois de plus les contours, d’en saisir toutes les nuances et de retrouver la lumière dont l’auteur habille avec grâce le sujet.
May Ziadé a accompagné notre éducation levantine ; quelques-uns de ses textes illustraient régulièrement nos programmes scolaires aux côtés de George Sand et de Molière.
La redécouvrir dans cette fresque magnifique était un enchantement des yeux et du cœur. Carmen Boustani nous la rend si tendrement familière ! Dans une biographie remarquable, elle restitue également, avec sa plume-pinceau, toute une époque : celle de cette Nahda arabe traversée par penseurs, philosophes, journalistes et écrivains qui gravitaient autour de May Ziadé et du salon littéraire dont elle avait été la pionnière, le premier salon mixte de l’époque.
L’autre conclusion tirée de la lecture du texte est la ressemblance troublante de l’autrice avec son héroïne. Les deux femmes s’interpellent, se répondent au-delà du temps pour se confondre dans un même farouche combat, dans lequel la littérature devient vecteur de vie.


Figure majeure du féminisme universitaire libanais, Carmen Boustani est aujourd’hui professeure émérite après quarante années dédiées à la transmission et à l’enseignement.
Mousquetaire engagée des mots, autrice spécialisée dans la littérature francophone, la critique littéraire et les études féminines, née à Zahlé, ville des poètes, elle est très tôt bercée par la littérature. Un père amoureux de la langue française, fier de son appartenance levantine, qui choisit et lit à voix haute des textes de Nerval, Lamartine et Pierre Benoit, tous les trois ayant écrit passionnément le Liban et le Levant, lui transmet très tôt le goût des mots.
Une mère admirative de May Ziadé, qu’elle lit en cachette entre deux préparations de kebbé… et voilà la petite Carmen lancée sur les pas de la littérature.


Après une scolarité classique chez les sœurs des Saints-Cœurs, elle choisit naturellement une formation littéraire à l’Université libanaise et met ensuite le cap sur la France.
Un doctorat ès lettres à l’Université Lumière Lyon 2, obtenu haut la main en 1990, suivi d’un DEA en sémiolinguistique à la Sorbonne-Nouvelle, Paris III, en 1993. Elle est aujourd’hui porteuse de plusieurs distinctions, notamment la Médaille d’honneur des écrivains de langue française (2001), les Palmes académiques (2006), ainsi que la Médaille d’or et le prix d’excellence du CNRS (2012).

Ce n’est donc pas un hasard que sa biographie de May Ziadé a totalement conquis le jury éclectique du prix Méditerranée 2025. Dans la catégorie Essais, son livre a été plébiscité à l’unanimité au premier tour.

Je ne connaissais Carmen Boustani qu’à travers ses écrits et notre première rencontre se passe par téléphone. Une voix timide, joyeuse et presque enfantine vous cueille, suivie de plusieurs conversations douces dans lesquelles transparaissent à chaque fois son immense culture et sa sensibilité littéraire. Jumelles d’âme, nous nous découvrons d’abord une passion mutuelle pour Colette et son monde. Au fil des échanges, nous nous découvrons un même regard concernant l’éthique de l’écriture et ces valeurs d’éducation tellement diluées aujourd’hui dans la marée des égos et des ambitions.

Un lien se tisse et s’ensuit cette interview à la veille d’un événement de taille qui aura lieu lundi 1er septembre à la bibliothèque municipale de Beyrouth, rue Monnot, durant lequel Carmen racontera sa petite musique intérieure et sa ”cuisine littéraire”.


Bonjour Carmen ! Quel plaisir de vous rencontrer ”en vrai”. Pouvez-vous nous décrire votre parcours en quelques lignes, comment vous est venu le goût de l’écriture ?

Le goût de la compagnie des mots remonte à mon enfance, lorsque je passais des heures à jouer avec des cubes en bois représentant des lettres de l’alphabet, qui me servaient à composer des mots en français que je dictais à des élèves imaginaires. Ce goût s’est développé vers l’écriture et la lecture par mon éducation familiale et mon abonnement à la bibliothèque du centre culturel français, mais surtout lorsque j’ai poursuivi mes études en sémiolinguistique, en littérature et psychanalyse en France.
Je suis amoureuse de la langue française. Mais j’essaie de réinjecter ce côté charnel, sensuel de ma culture orientale, que je revendique comme pouvant être une part du français, qui fait partie de mon itinéraire.


Un auteur ou une autrice qui vous a influencée dans votre démarche ?

Faut-il s’étonner que j’aie choisi Colette, pour m’accompagner dans un moment d’histoire tragique du Liban ? Colette, si occupée à célébrer avec insouciance la saveur quotidienne des choses. Une manière de soutenir l’espoir de la vie malgré la guerre. Sous les bombardements, moments absurdes de l’existence, la littérature était devenue pour moi une raison d’être. À chaque fois que les bombardements reprenaient, j’accourais, paniquée, vers l’abri le plus proche, emportant avec moi les œuvres de Colette. Ces volumes étaient devenus pour moi le livre par excellence. Ce fut mon expérience directe du rapport des mots au réel, de leur importance dans la vie.
J’ai eu l’honneur d’être l’amie d’Andrée Chedid durant un quart de siècle et d’écrire sa première biographie. Ce qui m’a le plus intéressée chez Andrée est de montrer que la mort fait partie de la vie et le fait qu’elle ait donné la parole aux damnés de la classe populaire. Andrée nous a laissé un héritage sans testament, pour reprendre un aphorisme de René Char.


Je pense que, comme May Ziadé, vous avez mené un combat féministe, ouvert des portes, dépassé des préjugés. Cette grande figure vous a particulièrement inspirée. En lisant votre ouvrage, j’ai trouvé tellement de correspondances entre elle et vous.

Après avoir terminé la biographie Andrée Chedid, l’écriture de l’amour, je me suis rendu compte que j’avais réellement envie d’écrire sur May Ziadé, que j’admirais depuis longtemps.

Et je me demandais comment elle avait trouvé le courage de devenir une adulte intrépide, de donner le meilleur d’elle-même, dans un milieu arabo-musulman impitoyable pour la femme. C’est son combat féministe, dans un pays où les femmes étaient derrière les moucharabiés, qui m’a le plus intéressée. Mais aussi le fait qu’elle ait été pionnière en tout : une femme polymorphe, qualifiée de George Sand l’Orientale. J’essaie de me projeter dans son temps et de me réincarner en elle et dans sa vie confinée dans son œuvre. May Ziadé mérite d’être ressuscitée dans le monde des lettres, pour lui rendre son vrai visage de femme de génie dont la pensée est inconnue des hommes de son époque, qu’elle dépasse.


Votre “cuisine” littéraire est empreinte de sensualité. Vos mots sont mouvance et langage. Avoir choisi Colette n’est pas un hasard puisque toute son œuvre est empreinte de sensualité.

Quand j’écris en français, j’essaie de réinjecter ce côté charnel, sensuel de ma culture orientale, que je revendique comme pouvant être une partie du français, un français en couleur des cultures, faisant partie de mon itinéraire. J’ajouterai : j’écris pour ressusciter des murmures, des saveurs, des parfums, des pourquoi. J’écris avec mes sens et mon corps de femme nourrie de cette Méditerranée orientale.
Pour ce qui est de Colette, en dehors de l’amour des mots, on trouve effectivement une véritable gourmandise, au sens large : celle des mets et des saveurs, mais aussi celle des sensations, des paysages et des êtres. D’ailleurs, il y a plein de recettes dans ses romans. J’en parle dans mon livre L’écriture-corps chez Colette. Son écriture emprunte des sensations et de la gourmandise, fait du vin un élément de la jouissance de l’instant. Elle approche le vin avec ses sens et étend l’art de la dégustation à bien d’autres produits, les oranges par exemple, dont elle nous propose de déguster les différentes variétés comme on déguste le vin. Il y a eu un livre illustré sur Colette Gourmande, écrit par Marie-Christine et Didier Clément. Cette gourmandise exprime son rapport charnel et joyeux au monde, son art de goûter la vie dans toutes ses nuances.


Vous avez enseigné pendant 40 ans, au Liban mais également à Montréal, en Espagne, en Belgique et à Angers en France.
Être enseignant au Liban est un parcours du combattant aujourd’hui pour vivre correctement avec des salaires totalement dépréciés. Votre passion a dû certainement vous porter et continue à le faire. Racontez-nous une journée de Carmen Boustani aujourd’hui !

Je suis professeure émérite après une longue carrière dans l’enseignement universitaire. Au départ, je maudissais l’idée de la retraite. À présent, une autre vie académique s’est ouverte à moi : des invitations suivies dans les universités libanaises ou étrangères pour parler d’un de mes livres, aborder un sujet de ma spécialité sur la différence sexuelle et la question du ”genre” (”gender”), ou encore participer à un colloque. Je dirige la Revue des lettres et de traduction de l’USEK, je réponds à des invitations d’articles pour une revue, un Mélange, etc. Ma journée commence tôt, sollicitée par des messages d’anciennes étudiantes, de collègues de l’étranger ou du Liban et des ami.es. Je me mets à l’écriture après un petit-déjeuner copieux — j’aime le plus le petit-déjeuner, qui a chez moi son rituel. Les autres repas ne m’intéressent que lorsque je les partage en présence de parents ou d’ami.es. Je prolonge ma journée devant l’ordinateur ou dans un livre.

Concernant les ateliers d’écriture, j’en ai pris connaissance à l’université de Montréal, durant mon séjour de professeure invitée en 1990. À mon retour, j’ai introduit cette aventure de l’écriture au département de français de la faculté des lettres de l’Université libanaise. Je n’imaginais pas encore quel serait l’avenir de cette aventure et l’engouement qu’elle susciterait auprès des étudiantes.
À ma surprise, une étudiante qui avait fait un texte sur le mot ”la mère” après avoir lu Une femme d’Annie Ernaux et Sido de Colette, s’écria : « Je suis née aujourd’hui ! » C’est là que j’ai compris qu’il était possible de rassembler des adultes qui ont envie d’écrire pour qu’un apprentissage véritable puisse avoir lieu. Il y a eu quelques étudiantes qui ont animé par la suite des ateliers à leur tour, dans les écoles.
Je choisis aujourd’hui, autant que possible, de ne pas vivre dans la nostalgie, malgré la crise économique qui s’amplifie. Je suis quand même étonnée du salaire de misère d’un professeur d’université qui a élevé des générations et porté haut le nom de son pays, et qui se trouve obligé de faire de petits calculs pour vivre, sans oublier les économies d’une vie bloquées dans les banques. Un pays rayonne lorsqu’il donne un rôle clé aux professeur.es de ses universités.

”Les livres m’ont montré le chemin de la vie”, écrivait Marguerite Yourcenar dans Les Mémoires d’Hadrien. Carmen Boustani pourrait illustrer à elle seule cette belle pensée, parce qu’elle pourrait croiser les mots en toute simplicité avec l’académicienne qui a ouvert la voie à tant d’autres.


Carmen est notre Marguerite levantine en quelque sorte.

 


Rencontre avec Carmen Boustani lundi 1er septembre 2025 à la bibliothèque municipale de Monnot.


 

thumbnail-0
thumbnail-1
thumbnail-0
0

Depuis 1994, l’Agenda Culturel est la source d’information culturelle au Liban.

© 2025 Agenda Culturel. Tous droits réservés.

Conçu et développé parN IDEA

robert matta logo