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4/8/2020 : Laure d'Hauteville

DOSSIER

19/08/2025

Où étiez-vous le 4 août 2020 ? Comment avez-vous vécu cette journée ?

Le 4 août 2020 restera l’un des moments les plus terrifiants et douloureux de ma vie. Une douleur brutale, soudaine, incompréhensible. Comme une injustice. Une punition. Un verdict sans appel. Je venais d’arriver en France pour l’été, retrouver mes parents, mes amis. Ce jour-là, j’étais au téléphone avec une amie chère, qui me racontait sa journée à la plage avec nos amies communes. Nous riions. Puis, soudain, elle hurle : « Non, non, nonnnnn ! Explosion !!! »  et la ligne coupe. Je tente de la rappeler, mais la ligne ne passe pas. Le signal sonne dans le vide. Ce son me ramène brutalement aux années 1990, quand j’essayais, depuis la Poste au Liban, de joindre ma famille en France, sans succès.

Puis une alerte de l’Orient-Le-jour surgit sur mon téléphone : « EXPLOSION À BEYROUTH ». Mon sang ne fait qu’un tour. Mes mains tremblent. Je bégaye. Une sueur glacée me traverse. Je me précipite sur les réseaux sociaux. Et là… l’horreur.
Une envie de vomir m’étreint. Je suffoque. J’ai l’impression que je vais mourir.
Plus tard, je parviens à joindre mon amie. Elle me raconte, mais les mots ne suffisent pas. C’est une descente aux enfers.
Les messages affluent, de France, d’ailleurs, d’amis, de galeries, de musées.
Mais je suis incapable de répondre. Figée. Terrassée. Sans vie….

 

Quelles ont été les conséquences de l’explosion pour vous, sur le moment, dans les semaines, les mois et les années qui ont suivi ?

Les semaines qui ont suivi m’ont plongée dans un état d’inertie totale. Plus de saveur, plus d’envie, plus de goût à rien.
Mon pays chéri, ma vie, mes amis… Je pense à ceux que j’ai perdus. À ces liens tissés au fil du temps, à cette terre qui m’a façonnée, qui a fait de moi la femme que je suis. Le Liban, c’était une mère. Celle qui protège, qui aime inconditionnellement. Et « on » venait de me l’arracher.
Tous ces efforts, ces années de travail, avec Beirut Art Fair, et avant cela ARTUEL, depuis 1998, pour défendre une scène artistique, pour porter fièrement le Liban dans le cœur et dans le monde.
Moi, Française de naissance, Libanaise de cœur. Une nationalité qu’on m’avait offerte, que je n’ai même pas eu le temps de retirer.
Et là, tout s’effondrait.
Je venais de perdre un trésor : un pays entier. Le Liban. Ce petit pays si vibrant, si courageux, si plein de vie malgré tout, qui tente toujours de garder la tête hors de l’eau.
Mais pourquoi ? Pourquoi tant de violence ?
Je ne comprends pas. Je n’y arrive pas.
Je pense sans relâche à ceux qui sont partis.
À Jean-Marc, si cher à mon cœur.
À la douce petite Gaïa, toujours souriante.
À Rita, Georges, Mike, Rawane, Imad, Gihad, Nada, Rima… Où êtes-vous ? Pourquoi vous ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi comme ça ?
La colère me submerge.
Les jours suivants ont été une plaie ouverte, béante. Comme les autres.
Une douleur qui venait du cœur, pas du corps.
Mon corps, lui, était devenu lourd, figé, sans relief.


Professionnellement, je vivais une période intense et exaltante. Après le succès retentissant de Beirut Art Fair en septembre 2019 où près de 36 000 visiteurs venus des quatre coins du monde, 32 institutions et musées internationaux présents spécialement pour l’événement, je préparais avec enthousiasme l’édition 2020 (qui est toujours annoncée sur le site de la foire).
Malgré le déclenchement de la Thawra, trois semaines seulement après la foire, les galeries continuaient à m’envoyer leurs dossiers pour participer à cette 11ᵉ édition.
Je faisais sans relâche des allers-retours entre Paris et Beyrouth, partageant les espoirs de la rue, manifestant tantôt ici, tantôt là-bas, et poursuivant avec détermination ce projet qui avait pour ambition de faire rayonner le Liban sur la carte des grands événements artistiques internationaux. La culture au Liban est une évidence, une force vivante.
Puis, le 4 août.
Trop, c’était trop.
Cette date, injuste et dévastatrice, s’est inscrite à jamais dans ma mémoire. Gravée comme une cicatrice profonde.


Début 2021, je prends la décision de rentrer à Paris, le cœur lourd, après trente années passées au pays du Cèdre (1991-2021).
Je commence à ranger mes cartons, à feuilleter mes photos, à classer mes livres. J’emballe mes tableaux, un à un. Chacun raconte une histoire, incarne un rêve, un moment suspendu.
Puis vient le jour du départ. La société de transport emporte tout.
Et soudain, j’ai cette sensation étrange et déchirante : ce n’était pas mes affaires qu’on emportait. C’était moi.


En septembre 2021, en plein cœur de la pandémie, entre deux autorisations de sortie, je décide d’aller voir une exposition photo consacrée à Sabine Weiss, une artiste que j’aime profondément.
Il pleuvait à verse, ….comme dans mon cœur.
La ligne téléphonique était mauvaise, saccadée (je déteste ce genre de coupures, cela réveille d’autres souvenirs…). À peine audible, une voix me parle d’une exposition autour de photographes libanais.
Quelques semaines plus tard, à Paris, nous nous retrouvons dans mon appartement.
Sandra, directrice de la culture et du patrimoine du Département de la Seine-Maritime, me propose alors le commissariat d’une grande exposition consacrée à la scène artistique libanaise contemporaine.
Et cette histoire commence… aujourd’hui.


Avec Clémence Cottard, nous avons travaillé avec passion. Elle, plus investie que jamais. Moi, pour penser… ou peut-être pour panser. Faire connaitre la scène libanaise en Normandie et travailler avec les artistes et les faire connaitre en France, était un véritable engagement.
En juillet 2022, nous inaugurons à l’Abbaye de Jumièges une magnifique exposition dédiée aux pratiques photographiques au Liban, réunissant 16 artistes.
Son titre : « Au bord du monde, vivent nos vertiges ».
Nous avons beaucoup pleuré. Tous. Ensemble.
Mais le « Calva", en clin d’œil au terroir normand, a pris le relais de l’Arak, le temps de l’exposition, un bel hommage en filigrane.
Je remercie ici Sandra, directrice de la culture et du patrimoine de la Seine-Maritime, pour sa confiance et cette précieuse opportunité.

En l’espace de 4 mois, plus de 40.000 personnes sont venus visiter l’expo !

De là, une nouvelle énergie est née.
Ne pouvant plus organiser Beirut Art Fair au Liban, j’ai décidé d’inverser le mouvement : faire venir la région MENA à Paris.
C’est ainsi qu’en mai 2021, MENART Fair voit le jour, une foire à taille humaine, entièrement dédiée aux scènes artistiques du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.

Cinq ans plus tard, que ressentez-vous ? Que voulez dire ?

Cinq ans ont passé, et pas un jour ne se lève sans que le Liban ne soit avec moi, comme un compagnon silencieux, une raison d’aimer, un soleil quelque part, même voilé.
Je respire ses parfums dans les fleurs de mes jardins.
Je le reconnais dans l’accent chantant de Libanais croisés au détour d’une rue à Paris, et soudain, mon cœur se soulève. De bonheur, peut-être… ou encore de peine ?
Je suis ici, mais tu es en moi, toi, Liban.

Tes photos tapissent mes murs, les œuvres de tes artistes m’accompagnent. Et je souris.
Ce sont mes amis, mes années, ma vie partagée.
Je suis revenue plusieurs fois depuis ce terrible 4 août.
Et parfois, j’ai la joie d’entendre : « Salut Laure, tu es rentrée ! » …. ces mots me réchauffent, mais font aussi monter les larmes.
Car en réalité, je ne suis jamais vraiment partie. Je suis là.

Et quand le pays ira mieux, Beirut Art Fair renaîtra.
Alors, ce sera à la jeunesse libanaise de prendre le relais avec moi à l'appui (d’ailleurs, l’équipe est déjà montée et elles/ils attendent le feu vert !!!!).
Moi, je serai là, fidèle, parce que je ne suis jamais partie.


Ya Libnen, ana bahebbak atoul…add al sama wall bahar

 

 

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