Au petit matin des voleurs, quand je quitte endormie la ville aux larges avenues qu’on a du mal à reconnaître tant elles sont paisibles et ordonnées encore, à l’heure où entre fin de nuit étoilée et un autre jour tumultueux encore qui se traîne à démarrer, je laisse mon regard s’attarder de l’autre côté du port, là où se dresse la façade mer de ma maison d’enfance, immortalisée par la couverture de mon livre « Beyrouth Tendresse ».
Ce matin de septembre, différent de tous les départs, puisque seule dorénavant, je ne rate pas le rendez-vous avec la maison de l’enfance et de l’insouciance demeurée rongée et décharnée, refusant depuis cinq ans de se refaire une beauté, peut-être pour ne pas oublier l’apocalypse qu’un certain 4 août lui a infligée.
Mais plutôt que les bâches qui recouvraient l’immeuble centenaire, je perçois cette fois-ci des lumières sur les balcons qui éclairent sa nouvelle parure : celle d’une bâtisse enfin restaurée, restituée à elle-même. Mon cœur ne fait qu’un bond. Elle est donc toujours là ma tendresse glorieuse ! Face à l’amas de fer et aux énormes pans défigurés des silos souillés, démolis, calcinés par l’horreur de ce 4 août innommable, inqualifiable, monstrueux.
Ces lucioles dans la nuit m’ont fait sourire et un flash-back de ces trois derniers mois écoulés, jour pour jour, depuis que la Terre s’est retournée sur moi avec la perte de mon mari, soudain s’est imposée à moi une émotion profonde : « mon Liban Tendresse ».
Mon Liban Tendresse, celui de la famille, des amis, des voisins, de la sollicitude, de la bienveillance, de la constance, de l’empathie, du support, de la prière… Mes valises serrées dans le coffre de la voiture, j’emportais surtout le souvenir de ces présences fidèles, de ces coups de fil récurrents, de ces visites de réconfort, d’encouragement avec en toile de fond, le partage de la souffrance au-delà des mots… Cette tendresse diffuse m’a permis de ne pas sombrer dans le vide, la fatuité de la vie et les lendemains décolorés…
Assise dans mon taxi, me prend alors une gratitude envers ce peuple, mutilé dans sa propre chair, victime impuissante et embourbée, ce peuple qui peine à manger ou qui se démène pour en donner à ceux qui en manquent, ce peuple qui s’éclate dans une rage de vivre déroutante, ce peuple qui éclabousse par sa résilience, son dynamisme et sa foi en la vie; ce peuple vivant, vaillant, aimant qui donne du sens même à la mort qui frappe. Ce peuple qui a accueilli ma peine, ma tristesse pour les porter avec moi… Ce peuple-là s’en fout du 4 août. Il est bien au-dessus de tout le mal qu’on lui fait. Ce peuple-là fait tous les jours un pied de nez aux innombrables 4 août de son quotidien… Car c’est un peuple debout, croyant, serti de valeurs humaines; un peuple de tendresse, de courage, un peuple flambeau que nous portons tous en nous, comme une armure.