Peindre, transmettre, résister : Histoires de femmes à la galerie Gezairi
17/04/2025|Mathilde Lamy de la Chapelle
Lundi 14 avril, la Lebanese American University (LAU) a accueilli la conférence « Women’s agency in Arab art: kinship, education and political activism », organisée par la Dalloul Art Foundation et l’Institute of Art in the Arab World (IAAW). Cet évènement a réuni autour de la table quatre intervenantes – artistes, parentes d’artistes et professeures d’art – pour recueillir leur témoignage sur le rôle des femmes dans la protection du patrimoine culturel et l’éducation artistique. S’en est suivie l’inauguration de l’exposition consacrée aux œuvres de dix-neuf artistes féminines à la galerie Gezairi. Une sélection d’œuvres de grande qualité, minutieusement choisies, à découvrir avant le 24 avril.
« Women’s agency in arab art » explore un sujet peu traité : celui du rôle des femmes dans la transmission culturelle et la sauvegarde de la mémoire collective. Un rôle pourtant essentiel afin de permettre à une société de prospérer.
Inaugurant la table ronde, May Muzaffar, poète et critique d’art irakienne, est revenue sur son combat pour que l’héritage de son défunt époux, le peintre moderniste Rafa Nasiri, puisse continuer d’être exposé et d’inspirer les jeunes générations.
Ce témoignage a fait écho à celui de Ruba Salim, fille de Nazar Salim et nièce de Naziha Salim, ayant pris la décision de rentrer à Bagdad en période de troubles pour préserver la précieuse collection d’art et les archives de sa famille. L’exposition à la galerie Gezairi présente ainsi l’une des toiles de Naziha – un témoignage précieux de l’univers de cette artiste peu exposée malgré sa renommée et la qualité de son œuvre. Née en Turquie, formée aux Beaux-Arts de Bagdad puis de Paris, la peintre a consacré une grande partie de son œuvre à raconter son pays d’origine, l’Irak, et à peindre les femmes qui l’entouraient.
Nazhia Salim, Untitled, 1986
Les femmes, dont le parcours est ici retracé, se sont ainsi faites les passeuses de mémoires multiples : celle de leur famille, de leur pays et du monde arabe tout entier.
Témoins de la période coloniale, ces artistes, issues des quatre coins du monde arabe – du Maroc à l’Irak, en passant par la Palestine et le Liban – ont chacune revendiqué leur appartenance à un pays, défendu la richesse de sa culture. Parmi les artistes exposées à la galerie Gezairi figure la peintre égyptienne Tahia Halim, dont l’œuvre explore l’identité nubienne, ce peuple résidant sur les berges du Nil. Première femme lauréate du Prix Guggenheim en 1958, elle a défendu au-delà des frontières sa triple identité : féminine, égyptienne et arabe.
Tahia Halim, Three Nubians, n.d
Plus que des œuvres d’art, ces femmes ont également livré des batailles politiques. Défenseuses de la cause nationale, elles ont milité pour les droits sociaux. La peintre Inji Efflatoun a exprimé, à travers ses œuvres, son engagement auprès de la classe laborieuse, notamment celle rurale du nord de l’Égypte. Ses toiles, parmi lesquelles Collecting Luffas (1969), dénoncent le sort des plus défavorisées, et en particulier des femmes, subissant à la fois la misère et l’oppression fondée sur leur genre.
Inji Efflatoun, Collecting Luffas, 1969
La force de ces femmes est d’avoir su défendre un héritage, tout en combattant les stéréotypes du passé. Une manière de rester fidèle à une appartenance culturelle tout en rendant justice aux femmes qui la composent et en œuvrant pour un avenir plus égalitaire. Présente à la table-ronde, Mona Knio, ancienne élève à Beirut College for Women (désormais LAU), a rendu hommage à ses professeures, qui ont, par leur savoir et leur envie de transmettre, voulu ouvrir plus grand encore les portes du monde artistique et culturel aux artistes féminines. « L’idée courait que les élèves de BCW n’avaient pas d’autre aspiration que de créer des produits de beauté ou devenir des femmes au foyer. Nos professeures ont prouvé le contraire ».
En dénonçant les inégalités, sociales et de genre, ces femmes ont témoigné d’un véritable courage en contredisant le discours officiel. Parmi les œuvres de la galerie Gezairi figure ainsi le saisissant autoportrait d’Inji Efflatoun, incarcérée en 1959 du fait de ses positions politiques.
Une exposition à découvrir de toute urgence.
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