Il y a des dates qui s’approchent comme des fantômes. Elles ne se contentent pas d’être écrites sur le calendrier. Elles se glissent dans les corps, s’accrochent aux os, aux articulations, aux respirations. L’anniversaire de la guerre, celle de l’an dernier, celle qui a éclaté comme un éclair sur le Liban. Je la sens dans mes genoux.
La guerre n’habite pas seulement les souvenirs ou les images télévisées… elle s’incruste dans la chair. Pour certains, elle se loge dans la poitrine, pour d’autres dans les nerfs. Pour moi, elle s’installe dans mes genoux. Comme si chaque articulation portait le poids d’une mémoire que je n'avais pas choisie.
L’an dernier, j’ai combattu à ma manière… non pas sur un front armé, mais sur le front invisible du travail artistique. Car dans les temps de guerre, nous, les artistes, sommes les premiers à voir nos activités s’arrêter et les derniers à retrouver notre place. Là où d’autres métiers reprennent selon la stabilité du pays, le nôtre vit au rythme d’une montagne russe : arrêts brutaux, longues attentes, reprises timides.
J’ai tenu à continuer, coûte que coûte. Le seul élément de stabilité, ce fut moi. Travailler sans relâche, brûler mes forces, même quand tout autour de moi s’effondrait, comme pour prouver que quelque chose pouvait rester paradoxalement stable dans un pays incertain.
Ces jours d’avant-anniversaire sont étranges. Les façades repeintes n’arrivent pas à couvrir les fissures de la mémoire. Les rires existent, mais au fond des regards on devine le compte à rebours. Une mémoire corporelle prête à resurgir à chaque date marquée par le fracas,
Cette année, j’aborde ces jours loin du pays. On pourrait croire que la distance adoucit l’angoisse, mais elle ne l’efface pas. Je voudrais écrire que je n’y pense pas, que le temps a fait son travail, mais ce serait mentir. La peur circule toujours dans mes veines. Car si une nouvelle guerre éclatait, mes parents, eux, resteraient sous les attaques. Cette pensée suffit à réduire la frontière géographique à une simple illusion… j’ai quitté le sol, mais pas l’inquiétude.
Alors j’attends. J’attends que passe cette semaine où l’on marche avec l’impression de traverser un champ de ruines invisible. J’attends que l’anniversaire soit franchi comme une frontière. Et je continue de sentir, dans mes genoux, la guerre, comme si mes os portent à eux seuls le poids du pays.