Il y a des spectacles qui bouleversent sans crier, qui réveillent en douceur ce que l’on avait caché sous les années. « Parlons, il est temps » de Philippe Aractingi fait partie de ceux-là. Dès les premières minutes, quelque chose d’intime s’installe : la sensation d’entrer dans un espace où tout vacille, les mots, les souvenirs, les objets, mais où, paradoxalement, tout s’apaise.
Le décor, d’abord, dit tout : un fauteuil noir, des cartons, des cassettes audio, des paniers débordant de mémoire. C’est un désordre vivant, familier, où chaque objet semble contenir un fragment d’histoire. Aractingi y dépose les traces de son passé : des bandes enregistrées, la voix de sa mère, celle de sa nounou — to2borni, « enterre-moi », murmure-t-elle dans cette langue du cœur. Le public est alors pris dans une émotion si simple et si vraie : celle de reconnaître, dans la voix d’un autre, la tendresse perdue des siens.
Ce spectacle n’est pas un monologue mais une traversée. Le cinéaste y affronte ses fantômes : la guerre, les déménagements répétés, les départs, les morts. Il évoque la dyslexie qui lui faisait obstacle, l’ambidextrie qui lui faisait question « on voulait que j’utilise une main, mais que faire de l’autre ? ». Entre français et arabe, entre son père et sa nounou, il a longtemps vécu dans une langue coupée en deux. C’est de cette fracture que naît toute la pièce : l’urgence de recoller ce qui a été séparé, de faire cohabiter sur scène deux voix, deux mondes.
Par instants, tout devient image : un piano interrompu par une bombe, une lumière bleue qui tombe sur lui comme un souvenir figé, celui d’une femme morte.. l'absurdité de la guerre, et l'impuissance du journalisme de guerre. Le théâtre et le cinéma se fondent, la scène devient montage. Aractingi remonte ses bobines comme on remonte un passé : avec pudeur, humour et ce sourire qui traverse même les ruines. On rit de ses expressions libanaises, on s’attendrit de ses maladresses, on comprend surtout combien la parole peut être une conquête.
Il cite Mahmoud Darwich « ma langue, mon identité » et Antonio Jiménez « acquérir une langue, c’est acquérir une nouvelle âme ». Ces mots résonnent d’autant plus fort qu’ils sont vécus. Car tout le spectacle raconte cette reconquête : celle d’un homme qui, après avoir filmé la guerre, ose enfin parler d’amour, de transmission, de filiation. Son cinéma devient théâtre, sa mémoire devient geste, et ce geste devient danse. La dernière image, celle d’un corps qui bouge librement, clôt le spectacle comme une délivrance : après les pleurs, l’enfant intérieur a retrouvé sa voix.
« Parlons, il est temps » n’est pas une confession, c’est une réconciliation. Une main tendue à ceux qui ont grandi dans le bruit des bombes et dans le silence des familles. On en sort ému, reconnaissant, un peu changé. Parce qu’à travers l’histoire d’un homme, c’est tout un pays qui apprend à se dire.
Jusqu'au 12 octobre 2025 au théâtre Monnot.
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Photos : @Imad el Khoury