J’ai rencontré Dr. Tamara Chalabi, historienne de l’art formée à Harvard, commissaire de l’exposition What Remains de l'artiste Adel Abidin à la galerie Tanit, dans la salle blanche où les toiles de l’artiste semblaient suspendues entre désastre et recommencement. Elle m’a parlé de ce moment charnière : la première exposition de peinture de l’artiste depuis ses années d’études. Après vingt ans de vidéo, d’installation et de performance, Abidin revient à la toile comme on revient à soi, à un geste simple, presque méditatif.
Ce retour à la peinture n’est pas un changement de médium, c’est une nécessité. Dans un monde saturé d’images et de langage automatisé, Adel Abidin choisit le silence du pinceau. Peindre pour retrouver la main, le souffle, la matière.
C’est le moment après la perte, ce temps suspendu où l’on regarde ce qui persiste. What Remains parle de cela : de ce qui survit à la catastrophe, de la mémoire qui s’accroche, des traces qui résistent.
Vue de l’exposition, 2025, avec l’aimable autorisation de la Galerie Tanit Beyrouth.
L’exposition s’articule autour du triptyque Drift, immense navire démantelé qui s’étend sur trois panneaux, avec des silhouettes humaines, presque effacées, un bateau en ruine, et l’horizon, qui est fin et un recommencement. Cette ligne d’horizon, qui à Bagdad accompagne le regard à perte de vue.
Autour de Drift, d’autres œuvres prolongent cette méditation. Metamorphosis évoque une vitalité enfouie, une force non humaine qui renaît sous les débris, un espace liminal. Displaced, montre des figures cherchant un refuge qu’elles ne trouvent pas. La lumière au centre est la promesse d’une frontière impossible à franchir.
Dans Aquarium, les restes industriels et organiques dérivent comme des souvenirs immergés. L’œuvre s’inspire des marais d’Irak, ce berceau de civilisations devenu une métaphore du monde qui s’asphyxie mais ne meurt pas. Elle évoque aussi Gaza, Beyrouth, tous ces lieux où la destruction se répète sans éteindre complètement le mouvement. Entre l’eau et la terre, Abidin peint la texture même du désastre.
La sculpture What Remains, qui a donné son nom à l’exposition, est la matérialisation tridimensionnelle des toiles : avec du métal, de la fibre de verre, les fragments sont suspendus comme des ruines en apesanteur. Elle condense tout le sens de l’exposition, ce qui subsiste et insiste à exister. Les teintes de couleurs, des nuances douces et fragiles, s’harmonisent avec celles des toiles.
Adel Abidin, Above the Abyss, 2025, Acrylique sur toile, 158 x 170 cm.
La peinture d’Adel Abidin est un espace de mémoire collective, car ces paysages ne sont pas des lieux, mais tous les lieux où la perte a laissé sa trace, le déracinement, une catastrophe écologique, l'effondrement d'une existence, le trauma est multiple dans ses manifestations.
L’exposition résonne avec les vers de T.S. Eliot, où le désert et le mirage disent la vérité du monde après la chute. Comme chez Eliot, la ruine n’est pas une fin : c’est un passage, une transition nécessaire où la parole retrouve son sens authentique.
Dans la lumière changeante de la galerie, les toiles d’Abidin semblent murmurer une question simple : que reste-t-il ?
Peut-être la peinture, ce geste obstiné qui transforme la perte en trace, et la trace en survie. Adel Abidin, dans sa réflexion sur la mémoire, le territoire et la conscience est un artiste « en harmonie avec son époque », lucide et fragile à la fois.
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Adel Abidin, Displaced, 2025, Acrylique sur toile,, 200x310 cm