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Le chant des eaux mêlées : Hemley Boum et la mémoire des fractures

LIVRE

15/10/2025|Léa Samara

Lauréate du Prix des cinq continents de la Francophonie 2025, l’écrivaine camerounaise Hemley Boum confirme avec Le Rêve du pêcheur la puissance singulière d’une œuvre où l’intime se déploie dans les fractures de l’Histoire. Fresque familiale à deux voix, le roman entremêle les destins d’un grand-père à Campo et d’un petit-fils à Paris, dans un va-et-vient constant entre exil et enracinement, mémoire et oubli, fragilité et résistance. À travers ce diptyque, l’autrice déploie une méditation sur la transmission, la perte et la survie, qui fait résonner la pluralité des expériences francophones au-delà des continents.

 

Les entrelacs du fleuve et de l’océan : une double filiation narrative

Au cœur de Le Rêve du pêcheur, deux figures se répondent sans jamais se rencontrer : Zacharias, pêcheur de Campo dans les années 1970, et son petit-fils Zachary, exilé en France et devenu psychologue. La correspondance de leurs prénoms, deux “Zack”, n’est pas seulement un jeu sonore, elle constitue l’armature symbolique d’un récit construit en miroir, où les existences se reflètent, se dédoublent et parfois se défient à distance. Ce dispositif narratif, que l’on pourrait rapprocher des structures binaires chères à Faulkner ou aux sagas de Chinua Achebe, permet à Hemley Boum de tisser une fresque où chaque fragment d’intime renvoie à une mémoire collective, chaque destin individuel à une histoire nationale.

Le fleuve Ntem, qui traverse le texte comme une respiration souterraine, condense cette double appartenance. L’autrice nomme l’embouchure Vidodo, “l’arbre interdit planté au cœur de leur paradis”, lieu de “rencontre et fracas” où le fleuve “se jette et se brise” dans l’Atlantique. Elle incarne l’articulation même du roman : l’exil qui arrache et l’ancrage qui retient, la mémoire qui se délite et l’héritage qui insiste. Zacharias y perdra sa dignité de pêcheur face à l’arrivée des compagnies forestières et des chalutiers ; Zachary, lui, s’y relie par un fil ténu, celui d’un prénom transformé. La figure du fleuve se fait alors métaphore du passage, de la transmission, mais aussi de la dislocation des identités.

 

Cette construction en diptyque engage une réflexion sur la temporalité. L’autrice superpose deux époques et deux géographies, le Cameroun postcolonial et la France contemporaine, qui ne cessent de se répondre. Le roman est construit en vagues narratives, un mouvement qui ramène inlassablement les destins vers leurs points d’origine, comme si l’histoire familiale et nationale était vouée à se répéter dans ses fractures. On retrouve ici une tonalité proche de Saint-Exupéry dans Terre des hommes, où le récit personnel s’ouvre sur une méditation universelle, chaque vie n’est qu’un sillage dans l’océan des existences humaines.

Toutefois, la force de ce diptyque ne réside pas uniquement dans la symétrie. Hemley Boum introduit des dissonances : l’un grandit au rythme de la mer et des traditions locales, l’autre se heurte à l’exil, à la solitude, aux codes vestimentaires et sociaux d’un monde étranger. Cette dissymétrie évite l’écueil de l’artifice narratif et donne au texte sa densité psychologique. Elle permet aussi d’éclairer, sans didactisme, la condition de l’exilé, ce désajustement permanent entre une mémoire héritée et une identité à inventer.

 

Dans cette polyphonie discrète, Le Rêve du pêcheur rejoint les grandes fresques francophones qui interrogent la transmission et l’héritage. Toutefois, Hemley Boum ajoute une nuance singulière, le refus de l’angélisme. Ni Zacharias ni Zachary ne sont des héros exemplaires. Ils sont des hommes fragiles, traversés par leurs failles, leurs lâchetés, leurs rêves avortés. Ce choix confère au roman une force éthique ; en mettant à nu l’imperfection des destins, il rappelle que la littérature n’est pas un lieu d’idéalisation mais d’exploration lucide des fractures humaines.

 

Fragilité des hommes, force des femmes : un roman sur les filiations blessées

Si Le Rêve du pêcheur est traversé par les voix masculines de Zacharias et Zachary, ce sont les figures féminines qui structurent le récit en profondeur. Yalana, épouse du pêcheur, et Nella, compagne de Zachary, incarnent cette force discrète et résiliente des femmes, capables de tenir debout un monde que les hommes peinent à habiter. L’une s’accroche à la dignité domestique malgré la dépossession imposée par les compagnies étrangères, l’autre accompagne les tâtonnements identitaires d’un exilé en quête de repères.

Cette opposition entre la fragilité masculine et la constance féminine n’est pas nouvelle dans la littérature africaine. Achebe déjà, dans Things Fall Apart, faisait des femmes les gardiennes silencieuses de la continuité face aux effondrements des structures traditionnelles. Il en va de même pour Gaël Faye dans Jacaranda. Hemley Boum en déplace la signification, elle ne célèbre pas une figure féminine idéalisée, elle montre comment les femmes deviennent les pivots d’une mémoire transmise malgré l’absence ou l’échec des hommes. La question devient alors : qu’est-ce qu’un héritage lorsque la filiation masculine est blessée ?

 

Le roman propose une réponse mélancolique. L’héritage ne passe plus par les pères, absents ou disqualifiés, mais par les voix ténues des femmes, par leur patience, leur résistance, parfois même leur silence. Les personnages féminins incarnent cette persistance, cette obstination tranquille face aux fractures des hommes.

Dans ce choix narratif, l’autrice n’idéalise pas davantage les femmes qu’elle n’accable les hommes. Elle rend sensible une dynamique universelle, l’histoire se transmet par les liens les plus fragiles, ceux que l’on croit secondaires, et non par les filiations officielles. Ce renversement de perspective fait du roman un texte profondément politique, qui interroge la manière dont les sociétés postcoloniales peuvent se reconstruire à partir de fragments et de voix marginalisées.

 

Une écriture du tissu et du nœud : poétique de l’intime et souffle historique

L’une des grandes réussites de Le Rêve du pêcheur réside dans sa langue. Hemley Boum déploie une prose à la fois charnelle et musicale, où chaque image s’enracine dans un détail sensible. La métaphore récurrente du tissu fragile, “retenu par une multitude de nœuds”, condense à elle seule la poétique du roman.

Ce choix stylistique s’accorde à la structure en diptyque ; les fils narratifs s’entrelacent, se nouent et se dénouent, comme pour mieux refléter l’incertitude des vies qu’ils décrivent.

 

La poésie des descriptions, notamment des paysages de Campo, s’inscrit dans une tradition africaine de la prose chantournée, héritée de Mongo Beti ou de Ferdinand Oyono, mais renouvelée par une sensibilité contemporaine. On y lit aussi un ancrage dans la littérature française, certaines pages évoquent la précision descriptive de Flaubert, d’autres la lenteur méditative d’un Giono. Les notations botaniques, “jacinthes d’eau”, “palétuviers aux racines aquatiques”, et techniques, pirogues “taillées dans le bois imputrescible du padouk”, fabriquent une précision quasi ethnographique.

Cette dimension poétique ne s’oppose pas à l’histoire. Bien au contraire, elle la révèle. En racontant la dépossession des pêcheurs face aux compagnies forestières, Hemley Boum inscrit son récit dans une mémoire collective des violences coloniales et postcoloniales. La prose devient alors un outil de résistance ; dire le rythme du fleuve, les gestes du pêcheur, la musique des marchés, c’est sauver de l’oubli un monde en train de disparaître.

 

La seule limite, si l’on devait en relever une, tient peut-être à la densité de cette écriture. Sa richesse métaphorique, parfois, peut ralentir la lecture ou donner l’impression d’une certaine préciosité. Mais cette profusion participe aussi du projet esthétique : retenir l’éphémère, même au prix d’un excès, comme on serre dans ses mains l’eau du fleuve qui toujours s’échappe.

 

Du village au monde : un roman appelé à durer

Si Le Rêve du pêcheur s’enracine dans Campo, il rayonne bien au-delà. Sa réception, couronnée par le Prix des cinq continents, rappelle que la littérature francophone n’est pas seulement un ensemble de productions dispersées mais un espace en tension, traversé par des histoires, des langues et des mémoires contradictoires. En choisissant Hemley Boum, le jury a souligné la capacité de la littérature à relier des expériences singulières à une communauté symbolique. L’histoire de Zacharias et de Zachary n’est pas seulement camerounaise, elle est celle de milliers d’exilés confrontés à la fragilité de leurs racines et à l’injonction d’inventer un nouveau récit de soi. Le roman montre comment la francophonie peut devenir un lieu d’hospitalité pour ces récits fragmentés, un espace de circulation des imaginaires entre continents.


A NOTER

Hemley Boum sera présente au Liban lors du Festival Beyrouth Livres. Voici le programme de ses rencontres :


  • Mercredi 22 octobre à 12h - Lebanese American University ( LAU Beirut)

  • Jeudi 23 octobre de 16h30 à 19h - Mar Mikhael, Itinéraire littéraire, Restaurant Baron   

  • Vendredi 24 octobre à 15h - Institut français de Tripoli                                                     

  • Samedi 25 octobre à 13h - Campus de l’ESA, salle Agora                                          

  • Dimanche 26 octobre de 15h30 à 18h - Campus de l’ESA, Grande Librairie




 

 

 

 

 

 

 

 

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