Dans cette mise en scène du Canard sauvage, Thomas Ostermeier explore, comme un espace scénique à décrypter, la violence de la Vérité absolue : il déploie en parallèle la décomposition progressive d'une famille et l'effondrement symbolique d'un monde, interrogeant jusqu'à quel point l'idéalisme devient destructeur lorsqu'il ignore les équilibres fragiles du réel et de l'intime."
Treize ans après Un ennemi du peuple, Thomas Ostermeier revient à l’Opéra d’Avignon avec une adaptation éblouissante du Canard sauvage d’Ibsen. Moins démonstrative que sa précédente mise en scène, cette tragédie de salon met en tension la vérité, les illusions nécessaires à la survie et la violence des héritages familiaux.
La scénographie, épurée et ingénieuse, repose sur un plateau tournant qui fait glisser le spectateur d’un salon bourgeois cossu avec des fauteuils capitonnés et une soirée mondaine en arrière-plan à un appartement modeste et défraîchi, traversé par la honte. Le grenier, lieu symbolique, le lieu du refoulé et de l’enfance blessée où a été déposé le canard sauvage. Dès la scène d’exposition, des indices traumatiques affleurent.
La fin de chaque acte est annoncée par une musique, on entendra notamment "Nothing Else Matters" de Metallica en scalpel rythmique, musique qui s’amplifiera à mesure qu’on s’approche d’une fin tragique, avec un plateau qui lui se met à tourner en accéléré.
Dans cette mise en scène, l’ambiguïté règne : la quête de vérité de Gregers est indissociable de son désir de revanche de fils mal-aimé. Ostermeier ne tranche pas : à la radicalité de Gregers, il oppose le pragmatisme du docteur Relling, pour qui certains mensonges sont vitaux. Ce débat traverse les gestes, les silences, les regards.
Les personnages incarnent chacun une tentative de survie : Hjalmar, paralysé par la honte ; le vieux Ekdal, perdu dans ses rêves d’uniforme et de chasse. L’inventeur rêvant de réconcilier technologie et art. Hedvig, l’adolescente émancipée, et Gregers qui poussera celle-ci à tuer le canard sauvage, car “il représente votre dépendance à Werle”. Lequel de ces personnages aura un destin tragique et inévitable ?
Le théâtre d’Ostermeier n’impose pas de morale. Il expose, sans juger. Dans une scène marquante, Gregers s’interrompt pour interroger le public : « Avez-vous, vous aussi, le sentiment que le mensonge empoisonne vos relations ? » Il poursuit : « N’avez-vous pas le désir de réparer ces mensonges ? Imaginez une société où tout le monde dit la vérité. » Et, s’adressant au public amusé - entre répliques spontanées, rires complices ou malaise palpable : « Je vous donne le temps de vous confesser à votre partenaire et de vous faire pardonner. » Ce miroir tendu au spectateur renforce le trouble. Le spectacle ne parle pas directement de politique, mais en est chargé : chute sociale, précarité, patriarcat, héritages empoisonnés. Le canard blessé au début du spectacle par une morsure de chien, devient le symbole des victimes innocentes, sacrifiées aux illusions d’une société malade.
Le Canard sauvage interroge la nature même de la vérité : est-elle toujours bonne à dire ? Contrairement à Un ennemi du peuple, où la vérité est absolue, ici elle est destructrice. Et l’idéalisme brutal de Gregers rejoint la violence contemporaine des injonctions à la transparence.
La distribution est remarquable. Stefan Stern bouleverse en Hjalmar fragile ; Marcel Kohler campe un Gregers ambivalent ; Magdalena Lermer (Hedvig) livre une performance précise et tendue. Les autres comédiens de la Schaubühne incarnent une famille digne et misérable, au bord de l’implosion. La direction d’acteurs permet ruptures et accidents, révélant un travail d’orfèvre.
Loin des slogans, Ostermeier fait de cette pièce une lecture politique du réel, sans message plaqué. À table, une discussion fait émerger une idée progressiste : l’impôt idéal, où tout le monde cotise pour son projet rêvé.
En refusant les réponses, il crée un théâtre du doute. Là où on l’attendait sur des thématiques sociales frontales, il revient avec une tragédie intime. Là où l’on espérait un héros, il propose une faille. Ce Canard sauvage avance dans les zones grises, refuse les consolations, et impose un théâtre exigeant, inconfortable, mais profondément nécessaire.
Ce n’est pas un spectacle qui dit quoi penser, mais qui demande : es-tu certain de ce que tu crois ?
Photos: Le Canard Sauvage, Thomas Ostermaier, 2025 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon