Le 7 mai 2025, Michel Santi publiait ses souvenirs d’enfance dans Une jeunesse levantine, parut aux éditions Favre. Dans cet ouvrage, le financier franco-libano-suisse nous entraîne dans une épopée vertigineuse de sept ans, de 1975 à 1982, aux sources de la violence qui a ébranlé le Moyen-Orient dans son ensemble, le Liban en particulier.
Michel Santi s’est extirpé des banques, a quitté les cabinets de conseil et interrompu ses investissements. Stylo dans une main, l’autre glissant sur la mappemonde, il s’est arrêté sur ce condensé d’humanité qui se concentre dans l’angle sud-est du rectangle méditerranéen. Le Levant, qu’il avait étouffé dans ses souvenirs, s’impose de nouveau à lui, et prend tout l’espace au fil d’un récit brûlant d’une jeunesse tissée de mystique, odeur de poudre et goût de cendre. Sous la plume de Michel Santi le Levant implose, comme il l’a fait en ce 13 avril 1975, renversant le destin d’un gamin de 11 ans, gosse élevé sous le soleil beyrouthin des années 60, capitale des plaisirs, exemple de prospérité, phare de la liberté au Moyen-Orient qui s’éteint subitement quand flambe le bus à Aïn el-Remmaneh. Avec Beyrouth c’est l’enfance de Michel qui se brise, et dans la fêlure s’engouffre une décennie de convulsions orientales. À l’image de son pays natal, le timide élève des pères jésuites devient le réceptacle et le condensé des errements d’un Moyen-Orient peureux de sa liberté nouvelle et en mal d’identité.
Bringuebalé d’un soubresaut à l’autre d’un Levant débordant d’une vitalité mortifère, le jeune Michel commence son voyage initiatique, il va durer sept ans. Sept ans à observer le Moyen-Orient sous toutes ses coutures, sept ans à se faufiler dans ses déchirures, sept an à s’imprégner, à s’imbiber de cette mosaïque désordonnée de peuples, d’ethnies, de sectes, traversée d’idéologies et de fanatisme. L’ingénuité du garçon, sa vivacité et sa curiosité, en font le confident privilégié des acteurs de cette frénésie orientale qui ébranle le monde. Personnages hauts en couleurs, politiciens, chefs de milices ou terroristes, rencontrés au gré des caprices de son diplomate de père, ou suivant l’engagement de sa mère dans les remous de la guerre civile.
Tandis qu’en Égypte l’Astre d’Orient décline, Michel assiste aux balbutiements de la puissance saoudienne sous l’égide d’un prince qui l’initie à l’Islam en l’invitant au Hajj. Dans Beyrouth pilonnée, il trinque avec Massoud, puis dîne avec Ali Hassan Salameh. Le chef de Septembre noir est aussi le mari de sa cousine, Georgina Rizk, miss univers 1971, laquelle invite Michel dans son appartement parisien en 1978, où il fait la rencontre de Yasser Arafat. D’Arafat, l’adolescent passe à Khomeini dès le lendemain. L’ayatollah, qui rumine sa révolution à Neauphles-le-Château, tombe sous le charme de ce garçon au regard trop lucide pour son âge, et l’embarque comme un trophée lors de son retour triomphant en Iran. Le Liban se déchire sous les coups de boutoir israéliens, sous l’opportunisme des Syriens, la ténacité des Palestiniens, l'agressivité des milices chrétiennes et musulmanes, chacun réclamant le Liban pour soi, sans partage. Michel Santi, lui, se réclame de tout à la fois. Ce récit est trop plein, trop frénétique, trop grand, trop invraisemblable pour un seul gamin, et l’on en vient à douter parfois de la véracité des faits racontés. Après tout, de l’autobiographie à l’autofiction, il n’y a qu’un pas. Et c’est précisément dans cette étroite frontière entre vérité et fiction que l’auteur nous amène, sur ce territoire trouble dans lequel le jeune Michel explore et tisse son identité. Certes l’identité s’appuie, se construit sur le réel, l’empirique, le vécu. Mais ce réel est façonné des mouvements, des contorsions, des élans des peuples. Plus qu’un exercice autobiographique, Michel Santi se livre à une profonde introspection, sonde les sources de son individualité et les confronte aux absolus d’un Moyen-Orient en mutation, qui, à sa guise, défait des vies et renverse les destinées. Cette « jeunesse levantine », ce n’est pas seulement celle de Michel Santi, mais sans doute aussi celle de toute une génération de Libanais. Et peut-être que cette jeunesse du Levant n’est pas encore arrivée à maturité.