Vendredi 23 mai, 15 heures. Rebirth’s Beirut est désert, une photographe profite du vide pour soigner ses clichés de la toute première exposition de Katia Rahi. Sur les murs d’un blanc immaculé détonnent les fresques bariolées de la néo-artiste, comme de petites révoltes colorées dans la rigidité de la galerie. Sur chaque toile les couleurs semblent se livrer une lutte acharnée pour l’espace et l’existence, trop nombreuses pour ce cadre étroit qui les contraint à coexister. Trop étroit à recevoir la puissance des émotions de Katia Rahi, qui guident son pinceau, débordent largement du seul territoire du tableau et se reflètent d’une œuvre à l’autre. « Maintenant je commence à vivre » reconnaît l’ex-architecte, qui n’a jamais assez de toile et de couleurs pour exprimer cette vitalité nouvelle qui s’est emparée d’elle.
Point-virgule : une pause pour observer, comprendre, et reprendre
Katia Rahi a retrouvé une fibre qui l’animait petite. Du moins, elle a décidé de l’assumer complètement, car depuis l’enfance, cette fibre ne l'a jamais quittée. Tant bien que mal, elle a essayé de conformer, de dresser ses pulsions à l’art aux normes définies et restreintes de l’architecture. Mais les schémas et la trigonométrie briment, censurent et frustrent la passion, qui déclenche sa révolte et demande tout l’espace. « J’ai été confronté à un choix : soit c’est l’architecture, soit c’est la peinture. » La décision est vite prise, Katia en a assez de cette routine qu’elle pensait fuir en s’engageant dans l’architecture d’intérieur. Du concret d’un salon à aménager, elle passe à l’abstrait d’une vertigineuse liberté à exploiter.
« J’ai fait tout ce qu’il faut faire dans la vie, maintenant je fais ce que j’ai envie de faire ». Et c’est l’envie de Katia Rahi qui colore ses toiles, aux pigments répandus sans règles ni mesures ou restrictions, déposés au fil de la joie débordante de l’artiste à vivre enfin selon ce qu’elle est, et ce qu’elle aime. « Je travaille par le cœur, le sentiment, l’émotion, il n’y a pas de cours pour ça » explique Katia, qui semble renouer avec son enfance, avec la Katia petite. Celle qui dès 6 ans étonnait ses professeurs par ses capacités d'abstraction dans ses premiers projets artistiques. Celle qui durant la guerre dessinait ses propres vêtements de peur de les oublier lorsqu’elle aura grandi. Celle qui chaque semaine bouleversait l’aménagement du salon chez sa mère par refus de l’habitude et de l’ennui.
Peindre son intimité pour éveiller celle des autres
À Londres s'achèvera bientôt le dernier projet de l’architecte-peintre. La transition sera consommée, et Katia Rahi pourra se consacrer à cet art qui est à la fois sa joie, sa vocation et sa raison d’être. Parce qu’elle considère sa reconversion comme son « deuxième pas dans la vie », les toiles de Katia sont transpercées d’une vitalité renouvelée qu’elle distribue à coups de pinceaux au rythme des émotions qui la traversent durant ses séances de création. À l’initiative d’une peinture, pas de projet défini, pas d’idée précise. L’artiste est seule avec ses outils, c’est le premier jet qui tisse l’élaboration. Et parfois, dans la marée de couleurs qui inonde la toile, surgissent des motifs, des symboles que Katia distille çà et là. Le parapluie se répète régulièrement d’une œuvre à l’autre, pour la peintre il représente ce cercle intime, ami et famille, qu’on choisit et construit autour de soi pour protéger sa vie.
La vie, c’est ce sujet que Katia explore dans ses abstractions bigarrées, « c’est le reflet de [son] parcours, de [sa] vie, mais aussi celle des autres, il faut que tous puissent se retrouver d’une manière ou d’une autre dans un élément, c’est l’histoire de chacun ». Le travail de Katia se concentre dans l’intime, dans son intimité à elle, pleine d’un épanouissement nouveau, qu’elle livre au regard du public. Mercredi 21 mai, vernissage : « tous étaient d’accord pour dire que c’est nouveau, qu’il y a trop de liberté, trop d’émotions, trop de couleurs vivantes » raconte Katia. Peut-être Katia Rahi sera-t-elle la peintre du « trop », tandis qu’elle vient de marquer un pas dans le monde de l’art et qu’elle se demande comment s’y installer. Peut-être que ce « trop », débordant de joie et d’espoir, sera sa cohérence à elle, qui la maintiendra à distance des écueils commerciaux qu’elle craint et vers lesquels précipitent parfois les milieux artistiques. Mais nul doute que Katia saura préserver son art, qui est d’abord une manière de prendre soin d’elle, et une invitation à tous d’en faire autant.