Avignon, juillet 2025
Il est 21h dans la Cour d'honneur du Palais des Papes. Le public s’installe doucement, dans un silence traversé d’attente. Au centre de cet écrin monumental, le plateau s’ouvre comme un espace brut, offert à l’expérimentation. Marlene Monteiro Freitas, chorégraphe cap-verdienne et artiste complice du Festival d’Avignon, investit la scène avec NOT, une création chorégraphique dense, habitée, dérangeante, parfois déroutante, mais profondément libre, où l’infiniment petit dialogue avec la monumentalité du lieu.
Inspirée librement des Mille et Une Nuits, la pièce ne cherche pas à en restituer l’intrigue, mais à en capter la dynamique vitale : raconter pour survivre. "NOT", en créole cap-verdien, signifie aussi "nuit". La nuit, espace mental où les repères se brouillent et où le grotesque le dispute au sublime. Et c’est bien de cela qu’il est question : une nuit traversée, transfigurée, sans fin. Shéhérazade, dans le geste même de retarder la mort, devient pour Freitas une source de narration éclatée, de tension, de rythme donné par la répétition : chaque matin, un sacrifice. Chaque nuit, une résistance. Des poupées marionnettisées lavent avec frénésie des draps tâchés de sang, une femme sans jambes qui s'intronise papesse, des masques, des gestes minuscules en bord de scène : autant de figures qui incarnent la tension entre visibilité et effacement, entre contrôle et chaos.
La Cour d’honneur est entièrement investie, Freitas joue des échelles : les corps des interprètes, minuscules dans l’immensité du plateau, et les spectateurs, minuscules du point de vue de la scène, prennent paradoxalement plus de poids. Des deux côtés de l'écran, les scènes se répondent, se répètent, comme autant de matins où une exécution est évitée. Le spectateur, à distance, est sommé de relier les fragments, de lire les tensions. C’est un théâtre de la suggestion, pas de la démonstration.
La scénographie elle-même est un tissu de superpositions : sons, lumières, étoffes, matières... tout circule. On entend Stravinsky, mais aussi la voix de Cesária Évora. Des carnavals capverdiens côtoient des visions grotesques à la Gargantua. Le lit devient chambre d’échos. Rien n’est figé. Tout appelle à la réinvention.
Certains moments ont heurté. Comme cette scène scatologie ouvrant la pièce et qui fait participer le public, choqué, comme pour le contaminer de non-conventionalisme, ou celle du déshabillage de la femme sans jambes, scènes modifiées après la réaction du public à l’avant-première. Mais chez Freitas, la provocation n’est jamais gratuite, elle sert un propos. Celui de faire surgir les zones troubles, les puissances du corps hors normes. Elle dérange pour ouvrir une brèche, faire surgir ce qui est tapi : l’ambigu, entre le vice et la vertu, le grand et le petit, le désir et son ombre.
Freitas, formée entre Lisbonne et Bruxelles, est connue pour son travail hors format. Avec Guintche, Bacchantes, D'ivoire et chair, elle avait déjà imposé sa langue : faite de gestes sans fard, de corps traversés. À 45 ans, elle continue de construire une œuvre traversée par la folie, le désir, la peur, l’humour, où la danse devient une forme de parole, un espace de survie. "La danse m’a sauvé la vie", dit-elle simplement.
NOT n’est pas un spectacle qui rassure. C’est une traversée. On y entre sans filet, on en sort avec des images gravées sous la peau. Une nuit de plus. Un jour gagné sur la fin.
Après Avignon, NOT poursuivra sa route : en 2025 à Hambourg (6-9 août, Kampnagel), Berlin (14-15 août, Berliner Festspiele), Genève (28-29 août, La Bâtie), Lisbonne (11-14 septembre, Culturgest), Porto (19-20 septembre, Rivoli), et en 2026 à Athènes (6-8 février 2026, Onassis Stegi), Essen (20-21 février, PACT Zollverein), Brest (4-5 mars, Le Quartz), Paris (25-28 mars, La Villette), Clermont-Ferrand (22-23 avril, La Comédie), Grenoble (28-29 avril, MC2), Lyon (6-7 mai, Maison de la danse), Bruxelles (14-17 mai, Kunstenfestivaldesarts).