Sara Abou Mrad, née en 1988 au Liban, est une artiste multidisciplinaire basée à Paris; elle s'est distinguée par son travail innovant et symbolique, qui puise dans la mémoire collective libanaise. Récompensée par de nombreux prix internationaux, elle a exposé ses œuvres à travers le monde, intégrant d'importantes collections privées et publiques. Représentée par la Galerie Claude Lemand, Sara continue de marquer la scène artistique contemporaine par son engagement et sa vision unique. Entretien avec l’artiste, qui présente sa dernière exposition “Rester ou partir” du 24 juillet au 24 août à la galerie Janine Rubeiz à Beyrouth.
“Rester ou Partir” : Une exploration de l’exil et du déracinement.
L'exposition « Rester ou Partir » de Sara Abou Mrad se concentre sur le thème poignant de l'exil et du déracinement, abordant avec une intensité rare les dilemmes des migrations contemporaines. À travers une série de peintures centrées sur le symbole de la table, Sara interroge la dynamique de la séparation et de la réunion, de la stabilité et de l'instabilité. La table, élément central de la vie domestique, est ici transformée en un espace de tensions et de contradictions, reflétant les réalités complexes de l'exilé. Chaque œuvre de cette exposition est un microcosme où les symboles abondent : les tables à pattes griffues, les assiettes vides ou renversées, les chaises abandonnées racontent une histoire de perte et de recherche de soi. Les couleurs vives et les formes dynamiques créent un contraste frappant avec les thèmes de la séparation et de la solitude. Les poissons, présents dans plusieurs tableaux, symbolisent non seulement l'abondance perdue mais aussi l'espoir et la résilience.
Un parcours artistique complet: choisir les Beaux-Arts comme voie d'expression.
Sara Abou Mrad a achevé ses études d'art plastique en 2010 à l'Université Libanaise, amorçant ainsi sa carrière artistique au Liban. Dix ans plus tard, elle signe un contrat avec la galerie Claude Lemand après avoir remporté un concours en 2020, lancé par Jack Lang et Claude Lemand à l'Institut du Monde Arabe à Paris. Cette victoire a permis à 28 de ses œuvres de rejoindre la collection de l'institut. Son choix des Beaux-Arts était une véritable vocation, guidée par une passion inébranlable pour le dessin et la peinture. Grandissant dans l'atelier de tapisseries et d'ameublement de son père, Sara a été profondément influencée par l'univers des couleurs et des textures. De plus, son grand-père, sculpteur de pierres tombales, bien qu'elle ne l'ait pas connu, a laissé un héritage artistique qui a façonné son impulsion créative.
Dès son plus jeune âge, Sara déclare vouloir être « un peintre à la Picasso », sans même savoir qui était Picasso. Cette ambition précoce a été nourrie par l'exposition constante à un environnement riche en couleurs et en matériaux artistiques dans l'atelier de son père. Son début de carrière a été grandement influencé par le surréalisme de Salvador Dalí et le symbolisme de Frida Kahlo. Ces inspirations sont manifestes dans l'œuvre de Sara, où les symboles personnels prennent des significations spécifiques et profondes. Par la suite, elle a également puisé dans les œuvres de maîtres tels que Marc Chagall, Pablo Picasso, et Henri Matisse, intégrant leurs influences dans sa propre évolution artistique.
La place particulière de Matilda dans la collection: un personnage féminin pour les émotions, sensuel et vulnérable.
En 2015, Sara a baptisé son personnage Matilda suite à une série de dessins où elle racontait une déception amoureuse qu'elle a transformée en expression artistique à travers le symbolisme. Elle est rapidement devenue son alter ego, un personnage à travers lequel elle se projette pleinement, incarnant dans un premier temps ses émotions tristes, puis progressivement des émotions positives également, notamment la sérénité. Matilda symbolise également la féminité et l'érotisme, surtout dans une série réalisée en 2016. Sara crée en rêvant d'une idée qu'elle exécute ensuite en vivant le rôle de Matilda, un personnage toujours nu représentant la sensualité et la nature authentique de l'artiste. Sa nudité symbolise à la fois la vulnérabilité et la sensualité, une dualité au cœur de l'œuvre de Sara.
La table comme symbole central de l’exposition pour traduire le déracinement et l’exil.
« Mes repères se disloquent ; la table, symbole de réunion et d'unité familiale, devient l'animal féroce au fond de moi », explique Sara. Cette image de la table incarne sa colère intérieure et sa lutte pour préserver ses valeurs face à l'instabilité qu'elle vit. Bien que Sara ne soit pas exilée au sens littéral, elle se sent déracinée en raison des instabilités politiques et stratégiques qui empêchent un retour définitif au Liban. « Je vis l’exil sans être vraiment exilée ; en d’autres termes, je suis déracinée sans le vouloir. » Dans un contexte de dispersion familiale, la table perd sa fonction première de lieu d'échange et de partage. Le dilemme « rester ou partir » est omniprésent dans l'œuvre de Sara, reflétant une question personnelle et collective pour de nombreux Libanais. Les tables, personnifications de l'artiste, incarnent ce questionnement complexe et permanent.
Des symboles notamment issus de la mémoire collective libanaise.
Le symbolisme occupe une place centrale dans l'œuvre de Sara Abou Mrad, chaque détail et élément ayant une signification unique selon leur emplacement et leur position dans la composition. Par exemple, la grenade représente la famille et l'union familiale, toujours placée sur la table, nonobstant prête à tomber, symbolisant alors la désunion due aux instabilités multiples. Ainsi, les symboles personnels de Sara sont enrichis par des symboles collectifs qui résonnent profondément avec le public libanais, conférant à son travail une dimension militante et universelle.
L'interaction entre la beauté et le rêve est un noyau de l’esthétique de Sara Abou Mrad, qui concilie cette dimension onirique avec les réalités souvent douloureuses qu’elle dépeint.
L'onirisme, le rêve et la beauté sont essentiels pour intégrer divers types de symboles, qu'ils soient religieux, idéologiques, sociaux ou issus de la Nature et de la mémoire collective. Sara Abou Mrad les dessine à sa manière, leur attribuant des interprétations contextuelles. Par exemple, les feuilles rouges repliées symbolisent l'utérus, un élément récurrent dans ses œuvres. Cet onirisme permet à Sara d'être sarcastique tout en conservant une composition vive et joyeuse. La douleur, souvent source d'inspiration principale, est apaisée par l'utilisation des couleurs. Chaque élément dialogue avec les autres dans ses compositions. Les chaises, reliées par un fil traversant la composition, représentent les membres de la famille dispersés mais toujours liés, bien que ce lien puisse être menacé.
Une forte dimension symbolique et métaphorique, en interaction avec les observateurs.
L'art de Sara est une thérapie personnelle, mais elle laisse l'interprétation libre au spectateur, lui permettant de se projeter et de s'identifier à son travail. Les sujets abordés sont universels, touchant toutes les tranches d'âge. L'artiste donne des clefs de compréhension mais conserve une part de mystère, favorisant des rencontres où les gens se reconnaissent dans ses œuvres. « Surtout, rester ou partir, c’est un dilemme général pour tous les Libanais et pour toutes les personnes qui ne sont pas dans leurs pays », déclare Sara. Ainsi, le spectateur entre en dialogue avec l'œuvre, explorant des interprétations variées.
Un processus créatif sensible, à l’image de l’artiste.
« Une fois devant une toile vierge, je ressens le besoin de sortir une émotion, une peine, une tristesse, une angoisse, ou une sérénité, une béatitude, une joie », dit Sara. Son processus est très intuitif, projetant une émotion qui se transforme en une histoire onirique et un message critique. Ce cheminement exige une grande concentration technique, une structure compositionnelle précise, et un choix méticuleux d'éléments et de couleurs pour que le symbolisme fasse passer le message désiré. Bien qu'elle ait un répertoire de symboles incrusté dans sa mémoire, elle distingue une part de spontanéité et de nouveauté. Sara peint sans croquis préalable, composant des œuvres souvent volantes et légères, avec une qualité aérienne rappelant Chagall et des couleurs et formes influencées par Matisse.
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