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4/8/2020 : Matteo el Khodr

DOSSIER

04/08/2025

Le 4 août à 18h00, j’étais à mon cours de CrossFit, en sous-sol, du côté de Verdun. Le cours venait de se terminer. Le temps de monter dans ma voiture et de prendre Corniche el Mazraa pour rentrer chez moi, à Mar Mikhaël, je passe devant les magasins Ezzat El Daouk.


À 18h06, ma voiture est littéralement aspirée. Mes oreilles sifflent. Tout passe au ralenti. Les vitrines explosent, du verre vole dans tous les sens. Je ne comprends rien. Mon premier réflexe : les Israéliens ? Ou un attentat tout proche — j’ai pensé à Hassan Diab. J’étais juste à côté, c’est pour ça !


De l’autre côté de la rue, des gens s’agglutinent, les yeux tournés vers le ciel. Je prends ma voiture — indemne, je ne sais comment — et je tourne pour les rejoindre. Et là, je vois ce champignon rose dans le ciel. Un vent de panique me pousse à rentrer chez moi, pensant que là-bas au moins, ce sera plus sûr, loin des vitres explosées de Corniche el Mazraa.


Je conduis comme un fou. Autour de moi, les immeubles sont éventrés. À gauche, la colline de Sioufi — par réflexe, je cherche des yeux l’immeuble de mon oncle : détruit. Et plus je me rapproche de Corniche el Nahr, plus les dégâts sont graves.


Je réussis à tourner à gauche vers la rue d’Arménie. Là, c’est une scène de guerre. Du verre partout. Les enseignes arrachées, les restaurants éventrés, du sang, des blessés dans la rue. On ne voit plus le bitume, seulement un nuage de verre, de poussière, de gravats… et des corps. Ma voiture — une Wrangler tout-terrain — grimpe sur les décombres (la rue n’était pas encore fermée) et je fonce vers mon immeuble.


Et là, au tournant, je le vois : mon immeuble rose, debout, mais sans fenêtres, sans volets. Juste des lambeaux de rideaux et des morceaux de tissus accrochés. Je pleure. Je hurle. Je me gare n’importe comment et je monte en criant à pleins poumons :

SAMER ! SAMER !!!

Samer, mon meilleur ami, vivait chez moi cet été. Aux dernières nouvelles, il était à la maison. J’habite au troisième étage.


L’entrée est détruite. Le premier, pulvérisé. Le deuxième, en miettes. Je continue de hurler : Samer !

Et là, il sort de l’appartement. En sang, en larmes, un sac en main rempli de choses incohérentes. Il me dit :

“Je n’arrive pas à trouver Kiri !” (ma chienne).


Et mon appartement… que j’ai construit avec tant de soin, que j’aimais tant… Il ne reste plus rien. De la poussière. Samer est indemne (comment ?), mais l’appartement a disparu. Plus de murs, plus de fenêtres, plus de lustres. Plus rien.


Je m’agenouille au milieu de ce qu’il en reste. Je m’effondre en larmes, en désespoir. On me retient, on me dit :

“L’immeuble va s’effondrer, il faut sortir.”

On me tire dehors. Samer récupère mon passeport. On finit par retrouver Kiri, cachée sous ce qu’il restait d’une porte, je crois.


Mon téléphone sonne. Comment ? Ezzat, depuis le Portugal, m’appelle. Je hurle dans le combiné :

“J’AI TOUT PERDUUUU !”

Je pleure, on me bouscule. On me pousse à sortir. Devant l’immeuble, des corps inertes, ensanglantés. Je fonce vers ma voiture, pour monter chez mes parents à Beit Mery ou rejoindre un ami à Jnah.


Un couple se jette sur ma voiture. Un homme, tenant une jeune fille inconsciente, blessée :

“S’il vous plaît, hôpital !”

Je crie : “Montez !” Je roule vers l’hôpital Geitaoui. Ma voiture est couverte de sang. La route est glissante — la station-service à proximité a explosé.


Je les dépose devant l’hôpital, puis je continue.


Je n’ai pas dormi. Je me souviens avoir pleuré. Pleuré énormément.

Papa m’a appelé : “Tu n’as rien, on s’en fout du matériel. On reconstruira.”


Nadine, mon amie a Istanbul, m’appelle pour que j’aille aider sa mère, coincée sous un mur à Gemmayzé.

Sa mère décède. Je hurle. C’était trop.



Et après ?


Les conséquences ? Innombrables. Indescriptibles.

La peur. Une peur diffuse, de tout, tout le temps.


J’ai décidé de retaper mon appartement. C’était ma façon à moi de refuser de baisser les bras. De me consoler. De dire :

Non, vous ne gagnerez jamais.


Premier réflexe : remplacer le lustre. En bronze. Ça ne se casse pas, au cas où… une autre explosion.


Cinq ans plus tard…


La chair de poule.

La haine.

La révolte.

La rage.


Face à l’injustice.

Face à l’absence de réponses.

Face à l’impunité.


On est entourés de mafieux, d’incapables, de lâches. Des criminels qui fuient, qui camouflent, qui effacent.

Qui nous ont tout pris. Qui sévissent encore.


J’espère que le karma s’en chargera.

Je suis sûr qu’il fera son travail.


Mais quand ?

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