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4/8/2020 : Dr Noha Baz

DOSSIER

04/08/2025

4 AOÛT 2020 Beyrouth 18:00


Nous venons de rentrer à la maison sur les hauteurs de Beyrouth après une longue journée de consultations. Il fait 35 degrés à l’ombre et la journée, malgré la crise sanitaire, était intense et la salle d’attente comble. Beyrouth est prise sous la chape habituelle du mois d’août, l’air est oppressant.

Nous nous préparons à retrouver quelques amis pour célébrer un mariage en petit comité choisi, crise de Covid oblige.


18:07
Nous avons d’abord entendu un premier grondement sourd suivi d’une secousse.
Nous avons cru qu’il s’agissait d’un tremblement de terre. Un deuxième plus fort suit. Les vitres de l’immeuble voisin volent en éclat, suivies d’un silence assourdissant qui ressemble à celui post bombardements pendant la guerre. Les hurlements des sirènes prennent le relais nous cherchons à comprendre. Mon portable sonne avec insistance. Milad, le gardien égyptien de notre centre de consultations, m’explique en décibels émus qu’il y a trois familles
et huit enfants devant la porte du cabinet venus se réfugier au centre des Petits Soleils.
Devant mon étonnement il poursuit : « vous n’avez pas l’air d’être au courant de ce qui se passe docteur, c’est de la folie. Allumez la télévision».
Nous regardons tétanisés défiler des images d’apocalypse, ébahis, incrédules. Une double explosion s’est produite après l’inflammation de centaines de tonnes de nitrate d’ammonium stockées dans le port depuis 2013 sans mesures de sécurité dans les silos du port de Beyrouth. Il n’y a pas de mots pour décrire l’horreur. Dans un ciel écarlate, des kilomètres de voitures recouvertes de cendres à l’entrée de Beyrouth, les silos du port crachent une fumée épaisse. Gravas et poussière recouvrent les quartiers alentour.
La ville est écrasée de stupeur. Nos portables n’arrêtent pas de sonner dans lesquels s’entremêlent demandes d’aide et messages d’amitié arrivant du monde entier.
Les enfants affolés nous appellent de Paris, beaucoup de vrais amis aussi qui envoient du monde entier mille petits messages parsemés de cœurs et d’emojis. Chacun de leurs mots est resté gravé dans nos cœurs.


Nous traversons en sens inverse l’avenue Émile Lahoud, et nous nous retrouvons vitesse éclair à la clinique d’Achrafieh. La chaussée est jonchée de débris de verre comme aux pires jours de la guerre. À l’intérieur, nous constatons par miracle l’absence de dégâts. Je commence par calmer les familles épouvantées et les installe du mieux que je peux dans la salle d’attente. Je passe ma blouse blanche par-dessus ma robe de cocktail qui a l’air complètement idiote vu le contexte mais que je n’ai pas eu le temps de changer. J’enlève mes sandales à talons et circule pieds nus entre coussins et jouets. Patrick est appelé aux urgences où les plaies de l’œil sont légion.


Pour calmer tous les présents, je distribue des bouteilles d’eau et quelques biscuits. Le stock de Cérélac, délicieux mélange de céréales lactées qui me tient souvent office de déjeuner, devient providentiel aujourd’hui pour alimenter les petits. Nous préparons avec les trois mamans les biberons pour les nourrissons. Je mets de l’eau à chauffer pour un café, heureusement les trois groupes électrogènes qui alimentent l’immeuble sont fonctionnels. La nuit va être longue et il faudra tenir, organiser les couchages et trouver surtout le courage de sourire. La télé est allumée, mise en sourdine, les discours des journalistes sont imprimés en bas des images. Lire des histoires pour endormir les enfants semble surréaliste, mais il faut à tout prix les bercer de merveilleux pour leur faire occulter le cauchemar. Parmi les noms des victimes en sous-titre, plusieurs noms d’amis. Ma voix vacille, je retiens mes larmes et me concentre sur Winnie l’ourson et sa forêt des rêves bleus. France 24 m’appelle de Paris pour un premier direct.
Mon portable n’arrête pas de sonner. Un membre de la famille proche a eu une carotide sectionnée par la charpente métallique de son balcon qui s’est écroulé après l’explosion. Transporté inconscient, il lutte pour sa vie en salle d’opération. Patrick m’appelle plusieurs fois, me suppliant de ne pas bouger. Il m’envoie des photos de plaies ouvertes totalement hallucinantes.

Des blessés arrivent de partout complètement hagards aux urgences de l’Hôtel-Dieu de France, un des trois grands centres hospitaliers du pays, situées face à notre cabinet. Embouteillages monstres, chaos total dans une ambiance d’apocalypse et réminiscences de moments exactement pareils, vécus pendant mon internat après l’attentat qui avait coûté la vie au président Bachir Gemayel. Même désarroi, même dégoût et même sentiment d’impuissance. Nuit blanche comme prévue.

Mon WhatsApp encore miraculeusement fonctionnel est envahi d’images de blessés et de messages vocaux de connaissances me demandant de leur trouver un lieu pour se faire soigner.

Une odeur de cendres et de soufre imprègne le petit matin. Patrick a opéré toute la nuit, nous sommes tous les deux saouls de fatigue. Dans le silence de ce début de jour, la climatisation a sauté, la chaleur poisseuse du mois d’août colle aux murs. Je nous prépare un café. Dans la salle d’attente tout le monde dort encore.

La petite cafétéria située à proximité de l’immeuble est par miracle fonctionnelle. Je lui demande un petit-déjeuner pour tous les présents. Les cris de joie des enfants qui saluent les manakiches en tapant des mains réussissent à me faire sourire. Le téléphone fixe est hors service.


Mon portable clignote encore, le direct sur France 24 est dans quelques minutes. Trouver les mots pour parler de l’horreur est un exercice auquel j’ai dû hélas me plier plusieurs fois durant mon internat. J’espérais que ces temps ne reviennent jamais. C’était oublier que dans cette région du monde on danse en permanence sur un volcan, et que le quotidien des Libanais est scellé depuis plus de trente ans à cette adrénaline permanente et à l’urgence de vivre. Deux minutes avant le direct, je vois passer sur l’écran muet de la télé le chiffre de deux cents morts et deux noms d’amis très proches parmi les victimes. L’émotion est trop forte, je n’arrive pas à articuler un mot et nous sommes obligés de reprendre le direct à deux reprises... Une fois l’interview terminée, des larmes libératrices coulent enfin. Les petits m’entourent de leurs bras... :

«Maalechs », me répètent-ils, déjà résignés à vivre dans la peur, et me consolent en m’offrant des bonbons qu’ils ont été pécher dans le grand bocal disposé sur mon bureau, qu’ils connaissent par cœur et qui les réconfortent toujours après une vaccination. L’enfance est un miracle !


Je partage avec eux ces friandises orange fraise citron, la « Pie qui chante » n’a jamais aussi bien porté son nom...
Je réceptionne les repas du déjeuner, les distribue et après un cinquième café, tente de trouver à chaque famille une solution doublée d’une enveloppe de soutien pour les jours difficiles à venir.


4 AOÛT 2025
Quelque part en France

La tête dans les olives je leur raconte l’autre pays, celui où les oliviers et le soleil chantent
aussi. Impossible d’oublier la peur les cris, les rêves partis en fumée.

Une rue porte aujourd’hui le nom de la tragédie. Rien n’a été élucidé mais la vérité est espérons le en route.
Je leur dit aussi que la vie finit toujours par reprendre le dessus .. Que c’est ce que les guerres m’ont appris

Et continuer malgré tout, envers et contre tout à parler d’espoir


Photo : Le tableau qui illustre le témoignage accolé à la photo a été réalisé par Claude Ziadeh dont le talent et la bienveillance ne sont plus à démontrer

 

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