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Le dernier cèdre du Liban : une épopée intime et politique au Théâtre de l’Œuvre à Paris

SCÈNES

25/09/2025|Léa Samara

Entre Beyrouth et Berlin, entre 1988 et nos jours, Le dernier cèdre du Liban d’Aïda Asgharzadeh, mis en scène par Nikola Carton et porté par Maëlis Adalle, Magali Genoud et Azeddine Benamara, tisse une fresque vibrante où la quête des origines croise la mémoire des guerres. Une pièce intense et dépouillée, qui interroge avec force la filiation, l’héritage et la possibilité du pardon.


Aux sources de la filiation : une dramaturgie des origines

Le récit s’ouvre dans un centre éducatif pour mineurs : Eva, adolescente rebelle, apprend la mort de sa mère, une photographe de guerre qu’elle n’a jamais connue. Un dictaphone et quelques cassettes constituent l’unique héritage transmis. Ces fragments sonores deviennent la clé d’un parcours initiatique où l’absence se mue en présence, où la rage adolescente se transforme peu à peu en quête de sens.

Aïda Asgharzadeh ancre sa dramaturgie dans une tension entre l’intime et l’historique. Le dispositif des cassettes et du magnétophone agit comme une métaphore scénique puissante de la transmission ; l’héritage n’est pas matériel mais mémoriel, vibratoire, sonore. Le théâtre devient ici une chambre d’échos où la voix de la mère traverse le temps et fonde l’identité de la fille. On pense à Camus dans Le Premier Homme, retraçant la quête de son père mort à la guerre.

La pièce prolonge les thématiques déjà explorées dans Les poupées persanes – famille, mémoire, exil – mais de façon plus resserrée. Trois personnages, trois voix, une même filiation. La dramaturgie gagne ainsi en intensité, concentrée sur le nœud mère-fille, avec Tahar comme figure de passage. Le spectateur assiste à la lente métamorphose d’Eva : de l’adolescente écorchée à l’adulte en devenir, elle incarne la violence d’une génération née des blessures non cicatrisées de ses aînés.


La guerre comme matrice narrative et politique

Si le moteur intime de la pièce est la quête identitaire, son arrière-plan est résolument politique. La guerre du Liban, évoquée à travers le regard d’Anna, photographe kamikaze de l’information, n’est pas ici une toile de fond mais une matrice narrative. Elle détermine les choix de la mère, structure l’absence pour la fille, et inscrit la pièce dans un continuum où l’histoire individuelle ne se comprend qu’à la lumière de la tragédie collective.

La dramaturge explore la guerre non pas dans sa dimension spectaculaire mais dans sa réalité ordinaire : les déplacements, les rendez-vous ratés, la peur banalisée. En cela, elle s’inscrit dans une tradition théâtrale où la guerre est surtout révélatrice d’identité. Le théâtre d’Asgharzadeh, lui, met en tension le Liban, Berlin, Belle-Ile-en-Mer, dessinant une géographie discontinue où la mémoire circule comme un fluide instable. Les dialogues, ciselés et d’une précision intense, traduisent ce mélange de trivial et de tragique, donnant au spectateur la sensation d’une parole sans cesse au bord de la rupture.

Anna n’est pas une héroïne classique : elle est une femme prête à tout sacrifier à son métier, y compris la maternité. Son rapport à la guerre est une addiction, une drogue, une manière de donner sens à l’existence. C’est une réflexion vertigineuse sur la vocation et l’oubli de soi.



La mise en scène : épurée et puissante

Nikola Carton choisit l’épure. Pas de changements de décors virevoltants, pas de machinerie spectaculaire. Quelques objets suffisent : une écharpe qui devient voile, un sac de boxe transformé en bagage, une capuche. Le spectateur est invité à recomposer l’espace mentalement, porté par le jeu des acteurs et par une scénographie qui refuse le superflu.

Ce dépouillement confère à la pièce une intensité rare. Chaque geste prend valeur de signe, chaque objet condense une multiplicité de sens. Le travail de Carton rappelle la logique du théâtre de tréteaux, chère à Alexis Michalik, où l’économie de moyens se conjugue à la profusion de personnages. Ici, le spectateur est convié à une forme d’imagination active : il voit dans un accessoire minimal l’infini des mondes traversés.

La lumière, discrète mais précise, scande les transitions entre espaces et temporalités. Elle permet de passer d’un foyer de jeunes en France aux ruines de Beyrouth ou au cimetière de Belle-Ile-en-Mer. À cela s’ajoutela création sonore de Chadi Chouman, qui apporte la texture manquante ; bruits de la ville, éclats de guerre, respiration intime. L’espace scénique devient une partition mouvante, où les lignes lumineuses et sonores remplacent le décor traditionnel.


Un trio d’interprètes au service de l’émotion

Si le texte et la mise en scène convainquent, c’est surtout le trio d’interprètes qui donne au spectacle sa puissance. Maëlis Adalle, d’abord. Révélation éclatante, elle incarne Eva avec une énergie brute, proche de la fureur adolescente, intensité sans filtre, émotion à fleur de peau. Elle parvient à faire entendre la colère et la fragilité de son personnage, à restituer cette tension entre rejet et désir d’appartenance. Sa performance fait de l’adolescente une figure universelle : la quête de reconnaissance devient la quête de toute une génération.

Magali Genoud, ensuite. Elle campe Anna avec une densité troublante : journaliste kamikaze, amoureuse fugitive, mère défaillante mais terriblement humaine. Sa diction parfois en force s’accorde à la dureté du rôle. Anna est une femme qui lutte contre tout, contre elle-même y compris. L’actrice rend palpable cette ambivalence entre le feu intérieur et la fatigue existentielle.

Enfin, Azeddine Benamara, acteur polymorphe, donne chair à une galerie de figures masculines : éducateur, notaire, patron de presse, guide libanais. Il passe de l’un à l’autre avec une fluidité désarmante, incarnant tour à tour autorité, tendresse, brutalité. Sa performance constitue la charpente de la pièce, il est le liant entre les deux figures féminines, l’écho masculin qui révèle leurs contradictions. Leur complémentarité construit une véritable polyphonie scénique. Trois voix qui se répondent, s’affrontent, se complètent, dessinant une fresque à la fois intime et collective.


Héritage, pardon et réconciliation : une lecture universelle

Le dernier mouvement de la pièce est celui du pardon. Eva, en écoutant les cassettes, en affrontant l’absence de sa mère, en traversant l’histoire de sa famille, se réconcilie avec ce qui la fonde. La rage cède la place à une reconnaissance, celle d’une filiation complexe mais irréductible.

Le message central de la pièce repose sur les dilemmes entre l’enfant non désiré et la passion professionnelle, entre la famille et l’engagement dans les grands conflits. Il se déploie aussi autour de la douleur de la perte d’un être aimé, qui empêche en partie d’aimer son propre enfant, et autour de la quête insatiable de l’histoire des parents. Cette dynamique ouvre une lecture universelle. On songe à Hannah Arendt et à sa vision de la natalité : la capacité de commencer à nouveau, de se réinventer malgré le poids du passé. La pièce d’Asgharzadeh illustre l’idée que même marquée par la guerre, même née de l’abandon, une existence peut se réécrire à travers le pardon.

Le spectateur, quel que soit son ancrage, se reconnaît dans cette quête d’identité, dans cette tension entre mémoire et avenir. En cela, Le dernier cèdre du Liban dépasse le cadre d’une histoire familiale pour toucher à l’universel.




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