Personne ne s’attendait à voir Anne Teresa De Keersmaeker, d’origine flamande, référence incontournable pour des générations de danseurs, danser Jacques Brel avec Solal Mariotte, jeune chorégraphe français formé au breakdance. Deux générations séparent les deux danseurs, Solal Mariotte ayant déjà dancé dans EXIT Above dirigé par Anne Teresa De Keersmaeker à Avignon en 2023. Pourtant, dans BREL, leur création commune, ils jouent ce duo inattendu: deux générations, deux styles, un même désir : faire passer la voix de Brel dans le corps, sans la trahir, sans l’illustrer, mais en l’incarnant autrement sous les étoiles dans l’espace majestueux de la carrière de Boulbon.
Comment traduire la poésie puissante, l'expressivité et la gestuelle du chanteur belge? La réponse qu’ils donnent, tous les deux, c’est une forme de tension. D’un côté, le minimalisme presque ascétique d’Anne Teresa, avec ses mouvements nets, épurés, et de l’autre, l’expressivité débordante de Solal, sa fougue, son urgence. Leurs corps ne cherchent pas à s’unir, mais à dialoguer, à garder chacun leur temporalité.
Pour Anne Teresa, Brel fait partie de son histoire. Elle l’a entendu partout : à la radio, dans les cafés, dans sa belgitude. Pour Solal, c’est un choc tardif, une découverte YouTube. Il l’a vu, il l’a reçu en pleine face, comme une gifle d’émotion. Et c’est là que quelque chose s’est ouvert : « Ce qui m’a frappé, dit-il, c’est sa frénésie. Il se donne à cent pour cent. » C’est La Valse à mille temps qu’il choisit pour un solo d’école, sans même y glisser un pas de break. Juste sur le crescendo. Juste avec le corps.
Le spectacle commence avec Le Diable : les paroles dansent en lettres géantes sur les rochers, les corps avancent sans bruit, la musique s’installe lentement. Et puis ça explose. Solal Mariotte rejoint Anne Teresa De Keersmaeker sur scène par une entrée théâtrale en entonnant du haut des gradins les paroles de Quand on n’a que l’amour, et ensuite un choix du répertoire de 150 chansons de Brel: La valse à mille temps, Ces gens-là, Ne me quitte pas, les mouvement minimalistes s’amplifient, tout y passe, mais rien n’est mimé. À un moment, Anne Teresa De Keersmaeker se déshabille, son reflet nu danse avec l’image de Brel projeté sur la pierre. Tout est pensé, mais rien n’est figé. On sent la respiration dans chaque geste.
La pièce est une sorte de triangle : entre Anne Teresa, Solal, et Brel lui-même. Elle est traversée par une recherche : comment traduire des textes aussi incarnés, des chansons pleines de politique, d’amour, de colère, de contradictions ? Ils parlent de la vieillesse, de la nation, du père, de la femme, de la mort. Ils questionnent le monde, sans peur de la polémique. Et le plus fort, c’est qu’à travers leur chorégraphie, ils opèrent un décalage. Une distance critique, mais aussi une tendresse.
On retient surtout cette vulnérabilité qu’on n’a pas l’habitude de voir chez De Keersmaeker. « Brel est trop», disait Tiago Rodrigues, directeur du Festival d’Avignon, «Trop romantique, trop expressif. Mais justement, c’est pour ça qu’il touche.» Comme Bach, il célèbre la finitude. Et ici, sous la lumière rasante d’Avignon, on célèbre ça aussi : la fragilité. La beauté brute. L’art qui déborde.
BREL continuera de se produire à Avignon jusqu'au 20 juillet, puis poursuivra sa route :
- En 2025 à Vienne (28-31 juillet, Akademietheater, Impulstanz), Namur (27-28 août, L'Intime Festival Grande Salle), Amsterdam (8-9 novembre, Internationaal Theater Amsterdam), Anvers (26-29 novembre, De Singel), Châlons-en-Champagne (10-11 décembre, La Comète Scène nationale), Séville (19-20 décembre, Teatro Central)
- En 2026 à Bruxelles (7-18 janvier, Théâtre National Wallonie-Bruxelles), Gand (31 mars-2 avril, VIERNULVIER), Hasselt (5 mai, Cultuurcentrum Hasselt), Paris (11-20 mai, Théâtre de la Ville), Deinze (4 juin, Leietheater).
Photos: © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon