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Al Amir al Majnoun – Le théâtre de la folie lucide

SCÈNES

23/09/2025|Nadine Nassar

La première édition du festival Échos du Théâtre à Byblos a offert au public une rencontre rare avec un texte et une mise en scène qui portent en eux toute la puissance du théâtre libanais : Amir al Majnoun (Le Roi fou), imaginé en 1973 par Gérard Avedissian et mis en scène aujourd’hui par Lina Abiad, avec un Rifaat Torbey magistral.

 

Le pari de cette pièce est audacieux : commencer l’histoire de Hamlet au moment même où Shakespeare l’achève. Quelques secondes avant sa mort, Hamlet apparaît ensanglanté, marqué par la blessure du duel et par le poids du meurtre de son père. À cet instant suspendu, la pièce bascule dans un flashback où Hamlet, délirant, convoque toutes les voix qui l’ont hanté : celle de son père, son amour pour Ophélie, la trahison de sa mère Gertrude, l’ombre assassine de son oncle. Rifaat Torbey, seul sur scène, incarne tous ces rôles à la fois. Sa voix change, son corps s’anime, et il réussit à nous donner l’illusion d’un peuple entier de fantômes traversant son esprit.

 

Le décor est dépouillé : un mur en lambeaux, des tabourets, des bougies. Des projections viennent envahir la scène, silhouettes tragiques qui s’éteignent aussi vite qu’elles apparaissent. La musique, tantôt saccadée, tantôt douce, souligne les ruptures intérieures du personnage. Tout concourt à donner au spectateur l’impression de pénétrer dans un espace mental : celui d’un Hamlet en proie à sa propre folie, qui devient tour à tour son plus grand ennemi et son unique vérité.

 

Ce qui frappe, c’est la manière dont le texte, profondément introspectif, dépasse la seule trame de vengeance pour questionner sa légitimité : la vengeance, est-elle vraiment un acte de justice ? Que reste-t-il de la beauté de la jeunesse ? Que subsiste t-il de l’amour, lorsque Ophélie n’est plus qu’un souvenir qui se dissout dans la démence ?
Ces questions résonnent aujourd’hui avec une force singulière, dans un Liban où le théâtre n’est jamais seulement un art, mais un miroir tendu à l’histoire et aux blessures du pays.

 

La performance de Rifaat Torbey est remarquable. Sa voix passe de l’éclat furieux au murmure fragile, son corps devient tour à tour le roi, la reine, l’amant ou le fils révolté. On n’a pas le temps de souffler : il anime la scène sans relâche, rappelant que le théâtre peut se suffire d’un seul acteur lorsqu’il possède cette intensité. Ses comparses, d’abord assis aux côtés de la scène, se lèvent à certains moments pour incarner en silence les figures que sa voix convoque, créant une image saisissante : comme si Hamlet lui-même fabriquait les spectres qui l’entourent.

 

À travers cette mise en scène, Lina Abiad rend hommage à l’audace de Gérard Avedissian. Elle inscrit l’œuvre dans la continuité d’un théâtre libanais qui, depuis les années soixante-dix, ne cesse de réinventer Shakespeare pour en faire un lieu de réflexion sur la mémoire, la justice et la folie. La pièce interroge le spectateur sur la frontière entre lucidité et délire, sur la nécessité – ou l’absurdité – de venger le passé.

 

Quand, vers la fin, la salle s’éclaire et que Hamlet descend de son estrade pour s’adresser au public, c’est toute l’actualité du théâtre qui se glisse dans la salle : la question de la responsabilité, de la mémoire, du regard collectif sur la tragédie. À Byblos, face à un public attentif, cette résonance a pris une dimension particulière, comme si la pièce nous rappelait que le théâtre reste un lieu de vérité, même au cœur de la folie.

 

Avec Amir al Majnoun, on sort bouleversé, mais aussi reconnaissant : reconnaissant que des festivals comme Échos du Théâtre de Byblos puissent donner à voir de tels instants de grâce, où l’histoire du théâtre universel croise l’histoire d’un pays, et où un acteur seul peut faire résonner toutes les voix de la tragédie humaine.

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