Le 4 août 2020 en fin d’après-midi, Anne-Françoise et Pierre-Léon sont tranquillement installés chez eux, à Beyrouth, pas loin du quartier de Gemmayzé sur un canapé rouge, face à la fenêtre. Ils regardent une série américaine inepte mais l’heure n’est pas à commenter Kant dans le texte : Le covid fait des ravages, beaucoup de leurs parents et amis y ont déjà succombé. Or l’hécatombe ne fait que commencer, elle atteindra son point culminant entre décembre 2020 et avril 2021, mais cela ils ne le savent pas encore. En outre, ils ont enfin compris que leurs banquiers les carottent depuis des années en faisant des dépenses somptuaires avec l’argent des déposants, situation dont l’aboutissement ultime consistera en la disparition pure et simple des économies de toute une vie d’une grande partie de la population libanaise. Bref le moral n’est pas vraiment au beau fixe mais en bons Libanais, à la va comme je te pousse, ils essayent de ne pas sombrer dans le désespoir (en appliquant la fameuse théorie de cela pourrait être pire, sauf que chez nous le pire est toujours à venir).
Bref, entre deux répliques d’un très haut niveau spirituel et philosophique d’une actrice peroxydée et siliconée à un bellâtre à l’œil torve, fixant ses généreux attributs tout en faisant semblant de l’écouter (quelle femme dans l’univers n’a jamais vécu ce genre de situation…), Pierre Léon dit soudain à Anne-Françoise « je vais aller acheter des cigarettes ». Il est 18h06. Le vendeur de cigarettes est exactement à dix mètres de leur appartement, sur le même trottoir. Pourquoi, diable, Anne-Françoise, vautrée sur ledit canapé rouge, dans la climatisation (par miracle il y a de l’électricité et il fait 35 degrés dehors) et passionnée par l’inanité de ce qui se déroule sur l’écran, accompagnerait-elle Pierre-Leon pour cette mini course qui doit prendre moins de cinq minutes ? Eh bien sans hésiter une seconde (et sans savoir pourquoi), Anne-Françoise bondit et dit à Pierre-Léon d’un ton péremptoire (ce qui n’est pas son genre) : « Je viens avec toi ». Ce dernier un peu interloqué émet une vague protestation : « J’en ai pour deux minutes, reste tranquillement installée, je fais l’aller-retour yalla bye ». Mais Anne-Françoise mue par on ne sait quelle force (est ce ce que l’on appelle l’intuition ou la providence ?) n’écoute pas et se rue avec lui dans l’escalier. (Il a beau y avoir de l’électricité, l’ascenseur ne marche pas dans leur immeuble borgne et mal entretenu, d’ailleurs ils vivent au premier étage).
A la seconde où ils mettent les pieds sur la rue, première explosion et quelques secondes après, deuxième explosion. Ils remontent en courant dans l’appartement, qu’ils trouvent totalement dévasté. Le canapé rouge ? Plus trace. Le Liban est le seul pays au monde où la cigarette peut sauver la vie.