Ce matin-là, j’ai subi une opération chirurgicale. Je suis passée sous le bistouri et, juste avant, j’ai doucement vu cette lumière blanche s’éteindre et m’emporter dans un endroit vide, inconnu, où l’on ne se souvient de rien que de la dernière étincelle avant la perte de conscience.
Cette seconde de tremblement, entre l’incertitude et la peur. La remise de soi entre les mains des médecins, et de Dieu. Cet instant où l’on perd le contrôle et où l’on se laisse aller vers cette petite mort. Ce refroidissement de l’être. Cet abysse. Ce néant.
Ce matin-là, j’ai été intubée. J’ai saigné. J’ai été percée, coupée, raccommodée. Cousue. Réveillée. Puis, j’ai ouvert les yeux dans cette salle glaciale, réanimée à l’étage où les blouses bleues et vertes côtoient les draps aseptisés. J’ai été rassurée. Revigorée. J’ai finalement eu le courage de me faire opérer, et apparemment, je m’en suis sortie. Je suis entrée dans cet hôpital malgré les risques de contamination que je fuyais depuis des mois mais j’ai fait ce pas pour me débarrasser de cette chose qu’il fallait enlever au-dedans de moi.
Ce matin-là, c’était le 4 août.
Cet après-midi-là, la vie s’est arrêtée. Beyrouth a été pulvérisée. Beyrouth a été flagellée, coupée, déchirée, ciselée, brûlée, éventrée, soufflée, brisée. Beyrouth est morte. Et nous sommes tous morts avec elle. Beyrouth s’est éteinte et a été catapultée dans cet antre vide et gris, dans cet endroit inconnu et incertain, fait de l’inconscience de ceux qui ne l’ont pas protégée. Beyrouth ne s’est pas relevée. Elle souffre encore du souffle perdu de tous ses enfants. Elle est une loque dans une salle de réanimation. Elle est des débris sur un autel de sang.
Ce soir-là, je suis tombée avec ma capitale, et je n’ai pas su me remettre sur pieds. J’ai été ce corps qui voulait se lever, mais qui a été bousculé dans une catastrophe plus grande que ses propres hantises. J’ai basculé avec cette ville qui pleure de mille drames, et j’ai repris mes élans pour glisser dans des complications post-opératoires. J’ai titubé comme un fantôme sans chair. J’ai crié au secours, mais mes plaintes se sont évaporées dans le vide. Je n’ai pas pu guérir en quelques jours, comme il le fallait. Je n’ai probablement pas voulu. Je me suis laissée aller au traumatisme généralisé. J’ai baissé les bras. J’ai été faible parce que j’en avais assez de me battre. Et j’ai laissé cette osmose se produire. Sans vraiment le pouvoir, au-delà de ma volonté, je me suis unie au calvaire de ma ville. Ma ville qui brûle encore. Horreur qui noircit son ciel. Incompréhensible incompétence. Sournois mystère d’un port en flammes. Relents abjects des résidus de leur indifférence. Et nos cœurs en lambeaux qui s’effritent comme la braise. J’hurle de douleur. J’ai faim d’espoir. J’ai soif de vérité. Seule la justice étanchera ma gorge desséchée.
On dit qu’il faut 40 jours pour se remettre d’une chirurgie. Je crois qu’il faudra 10 ans pour se remettre d’un cataclysme. Moi aussi, je refuse d’oublier. Et je re-meurs de tous les éclats de vitre et de colère que cette belle Beyrouth défigurée ne peut plus supporter.
Aujourd’hui, ça fait cinq ans. Et lorsque je fais le compte à rebours, je vois, avec amertume, que rien n’a vraiment changé. Les plaies sont toujours béantes. J’ai dû subir une autre chirurgie. Plus douloureuse. Plus profonde. Et je m’en suis remise, malgré les difficultés et les défis.
Beyrouth, quant à elle, a subi d’autres guerres, d’autres désespoirs. Plus violents. Plus acides. Interminables. Sournois. Inutiles. Beyrouth n’en peut plus de se relever résiliente, fragile. Elle est fatiguée. Elle crie cette infamie. L’injustice. L’injustice. L’injustice qui n’en finit plus de la meurtrir.