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Pierre Audi : “Le Liban lutte pour exister”

La diaspora est une richesse culturelle pour le Liban.
Faire connaitre certaines figures artistiques auprès du public libanais, c’est les attacher encore plus à la mère patrie.
L’Agenda Culturel rencontre certains de ces artistes, nés ou originaires du Liban, vivant au Brésil, en Colombie, au Canada, en France…
Quelle image ont-ils du Liban ? Comment intègrent-ils dans leur création à la fois leurs origines, leur vision actuelle relative à une autre société ?
Metteur en scène de renommée internationale, Pierre Audi a quitté le Liban en 1977, pour développer en Europe sa vocation et son parcours, n’y revenant presque jamais durant une trentaine d’années. Auréolé de nombreux prix prestigieux de par le monde, pour la première fois du Liban où, par “respect pour Mirna Boustani”, il a reçu le ‘Emile Boustany Award for Leadership & Achievement’.
Durant 30 ans, depuis 1988, Pierre Audi est le directeur du Dutch National Opera d’Amsterdam ; une mission qui s’achève, un “gros changement”, au moment où il s’apprête à prendre la tête du Festival lyrique d’Aix-en-Provence, pour un mandat de cinq ans. “C’est relié à ce que je fais. Ce n’est pas facile non plus de prendre un festival extrêmement établi ; quand j’ai pris les Pays-Bas, ils étaient en crise, j’ai pu construire. Là c’est un défi”. Mettre toute son expérience à profit, développer de nouvelles choses, tout en poursuivant le travail effectué par son prédécesseur, Bernard Foccroulle, qui a notamment entamé “un programme très intéressant : l’ouverture sur la Méditerranée. C’est nouveau pour moi, ça m’intéresse de l’explorer, car tous ces pays bougent dans un bon sens. Il y a une nécessité de travailler sur le plan culturel avec les pays de la Méditerranée, pour des raisons politiques aussi qui ont rapport avec les migrations. Il faut revenir aux sources pour pouvoir comprendre, aider à créer des rapprochements”.
Ses origines libanaises pourraient-elles l’aider dans ce nouveau poste ? “On verra, répond-il. Je suis parti très jeune d’ici, je ne sentais pas d’attaches. Je voulais partir ailleurs, développer ma vocation dans un bain européen. C’est ce qui m’attirait. Je suis resté très longtemps dans ce monde-là, j’y ai fait ma vie, sans faire trop de références à mes sources”. D’ailleurs, cela fait une trentaine d’années qu’il n’est pas revenu au Liban, il voulait garder ses distances avec le Moyen-Orient. S’il est aujourd’hui plus souple avec l’idée, il se rend compte en même temps qu’il ne connait pas bien ce Moyen-Orient. Que signifie donc pour lui le mot diaspora ? “Je suis né ici, je fais partie de ce monde, mais je ne l’ai pas cultivé. Peut-être maintenant qu’avec Aix, je m’intéresserais plus à la culture au Moyen-Orient. En même temps, les choses changent, le pays n’est pas le même qu’il était en 1977, quand j’ai quitté”.
Comme nombre de familles libanaises au début de la guerre, c’est le départ, le refuge ailleurs, le voyage. Il est le seul de sa famille, partie en France, à se rendre en Angleterre, où il effectue au départ des études d’histoire, avant de se diriger vers le théâtre, avant de se rendre compte de sa vocation musicale. “Je suis autodidacte, précise-t-il, j’ai appris ce que je fais en le faisant”. C’est d’une certaine manière sa devise, son mode opératoire. Il ne prend jamais un poste parce qu’il sait comment le faire, mais justement parce qu’il ne sait pas comment le faire, “sinon je m’ennuie”.
C’est dans ce prolongement qu’il est nommé en juin 2015, directeur artistique du Park Avenue Armory, à New York ; un poste qui l’intéressait notamment pour voir comment les choses se passent aux Etats-Unis, comment il pouvait y contribuer, lui qui est habitué à l’Europe : “le mot différence ne s’applique pas. C’est un autre monde”, précise-t-il. Un poste qui tonne comme un “défi”, et parallèlement comme “un retour aux sources”, à l’Almeida Theater, qu’il a fondé, en 1979, à Londres, avec son Festival de musique contemporaine. “On voulait un lieu qui ne soit pas une boîte noire, pour faire du théâtre de chambre, de la danse, de la musique. C’était un lieu magique, un vieux théâtre du Victorien, voué aux échanges internationaux. Il y avait une atmosphère qui n’était pas nécessairement anglaise ; on cherchait à créer un lieu de rencontres internationales”. Aujourd’hui, le théâtre a survécu, déjà dans sa quatrième génération de directeurs, mais il est uniquement centré sur le théâtre.
Avec toutes ses responsabilités, la vie de Pierre Audi est constituée de beaucoup de voyages, là où le travail l’appelle. Ce qui est devenu un peu plus difficile depuis qu’il a sa petite famille, sa femme, ses enfants. Résidant toujours aux Pays-Bas, c’est à partir de là qu’il voyagera. “Mais je ne vais pas revenir au Liban, enchaine-t-il. Il n’y a pas de travail pour moi ici. Le Liban a d’autres problèmes, d’autres intérêts, il lutte pour exister. Certes la culture a un rôle à jouer là-dedans, mais elle ne peut pas être centrale. Il faut respecter cela”.
“Avant que je ne parte c’était culturellement très riche ici”, poursuit-il. Et les souvenirs affleurent en vrac : c’est là qu’il a assisté aux concerts de Stockhausen, faisait éclore sa fascination pour la musique contemporaine, c’est là, au Lycée de Beyrouth, que fasciné par le cinéma, il a convié Pier Paolo Pasolini et Jacques Tati. “C’était des moments magiques, aujourd’hui c’est impossible tout cela. En même temps Pasolini et Tati n’existent plus, il n’y a pas d’équivalent. C’était unique, c’était l’atmosphère de Beyrouth à l’époque”.
Aujourd’hui, “la société libanaise a démographiquement changé, elle a d’autres priorités. On m’a souvent demandé s’il faudrait qu’il y ait un opéra ici. Personnellement je ne suis pas pour, car je pense que ce serait simplement pour l’élite. Si c’est le cas, ça n’a aucun sens”.
Pierre Audi ne mâche pas ses mots, il a trop d’expérience pour savoir que ce n’est qu’après avoir sondé l’applicabilité, la faisabilité à long terme d’un tel projet, qu’on peut commencer à voir l’idée. “Je n’ai pas fait tous ces jobs dans ma vie pour ne pas être devenu un spécialiste de ce que c’est que l’aspect pratique, sinon je n’aurais pas tenu. Je suis tout de suite fixé sur le résultat ; après le reste, la coquille, c’est facile. Si on a un plan qui tient debout on peut trouver l’argent, sinon ce sera toujours une catastrophe”. Alors se lancer dans la création de structures pour une élite, sans avoir au préalable essayer de trouver des formules qui soient vraiment adaptées au type de société qu’est le Liban, serait une tentative vouée à l’échec.
Surtout que la culture se doit d’être à la portée de tous. Un concept qui semble difficile à vraiment introduire ici, ajoute-t-il, relevant la présence d’une société éclatée, de 18 religions, de différences sociales extrêmement espacées, l’absence de subventions… “La culture doit être pour tous, un facteur d’unité. Il faudrait qu’il y ait un pionnier ici qui soit passionné par ce sujet et qui essaierait de rassembler les communautés autour d’un concept culturel”. Ce ne sera pas lui, pour tant de raisons ; parce qu’il ne se lancerait pas ici dans une initiative privée, parce qu’il est trop tard pour revenir, parce qu’il vient d’une famille connue et qu’il veut se détacher de cela, parce que son emploi du temps est tellement chargé, intense. En revanche, de manière plus modeste, si on sollicite ses conseils, il le fera sûrement. “Mais je serai assez dur dans ma façon de voir les choses, car j’ai vu trop de belles idées se monter sans être bien argumentées”. Une vision dure peut-être, mais réaliste, pratique, forte de tant d’expérience.
Nayla Rached
[Photo : © Sarah Wong, www.operaballet.nl]
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