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Jana Jabbour et les défis de la diplomatie turque
Jana Jabbour est docteure associée au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), et enseignante à Sciences Po à Paris et à l’Université Saint-Joseph à Beyrouth. Elle est l’auteure de ‘La Turquie, l’invention d’une diplomatie émergente’ (Paris : CNRS Éditions, 2017, 345p. préface de Bertrand Badie) et parle à l’Agenda Culturel de cet ouvrage incontournable qui vient de paraître.
Votre ouvrage semble absolument essentiel pour connaître la Turquie d’Erdoğan de l’intérieur. Quelles ont été vos sources ?
Mon ouvrage est basé sur un travail de recherche accompli dans le cadre d’une thèse de doctorat à Sciences Po Paris. Il analyse la politique étrangère de la Turquie dans les années 2000, sous le règne de l’AKP (Parti de la justice et du développement) et d’Erdoğan, à travers le prisme des puissances moyennes émergentes et de leur quête de statut et de reconnaissance sur la scène internationale. L’approche que j’ai adopté a consisté à mêler analyse théorique et démarche empirique : en plus de se baser sur une centaine d’ouvrages publiés en 4 langues (français, anglais, turc et arabe), mon travail repose sur 120 entretiens réalisés entre 2011 et 2015 dans sept pays : la Turquie, l’Égypte, le Kurdistan irakien, le Liban, le Qatar, l’Iran et la France. Ces entretiens qui ont concerné des diplomates, des universitaires, des hommes d’affaires et des acteurs de la société civile élucident différents aspects de la ‘’nouvelle’’ diplomatie turque menée par l’AKP, et montrent comment l’activisme diplomatique turc des années 2000 a été ‘’reçu’’ au Moyen-Orient et en Europe. Par ailleurs, dans mon analyse, j’ai accordé une très grande importance aux parcours personnels des acteurs de la diplomatie turque, notamment Recep Tayyip Erdoğan et Ahmet Davutoğlu : j’ai suivi leur cheminement personnel en interrogeant le premier cercle de leurs affidés, ce qui m’a permis de pénétrer l’univers de ces hommes politiques. Enfin, j’ai réalisé une enquête de terrain/un sondage d’opinion, auprès de 1000 personnes en Égypte et au Liban, pour évaluer l’évolution de la perception de la Turquie au Moyen-Orient, et la progression de son soft power dans la région.
Pensez-vous que les derniers événements sécuritaires peuvent freiner cette affirmation du rôle de la Turquie comme pôle d’attraction incontournable ?
Pendant la décennie 2000, les réalisations économiques de l’AKP et la capacité du parti à garantir la stabilité politique et la sécurité intérieure, ont permis à la Turquie de se projeter à l’extérieur, devenant une puissance régionale au Moyen-Orient et un acteur incontournable sur la scène internationale. Aujourd’hui, la situation est inversée. D’une part, le parti est contesté, la livre turque est dévaluée, et l’appareil sécuritaire est affaibli, ce qui crée une situation de vulnérabilité et limite de facto la capacité de projection de la Turquie à l’extérieur de ses frontières. D’autre part, la déstabilisation de la région a engendré un ‘’effet boomerang’’ à l’intérieur de la Turquie, créant des menaces sécuritaires avec la multiplication d’attentats terroristes, et risquant de faire imploser le pays. En ce sens, il existe des ‘’vases communicants’’ entre politique interne et politique externe, entre sécurité nationale et sécurité régionale.
Quel a été, à votre avis, l’impact de la guerre en Syrie sur la diplomatie turque ?
Si dans la décennie passée Damas a constitué la porte d’entrée de la Turquie au Moyen-Orient, aujourd’hui elle est devenue la ‘’tombe’’ d’Ankara dans la région. Et si, dans les années 2000, la Syrie a été conçue comme un tremplin pour la Turquie, elle est désormais devenue un frein, un fardeau et une ‘’épine dans le dos’’. La guerre en Syrie a eu trois conséquences majeures sur la Turquie. Sur le plan diplomatique d’abord, elle a révélé le décalage entre les ambitions de la Turquie et ses capacités et ressources réelles : malgré sa détermination à le faire, Ankara a été incapable d’impulser le changement en Syrie et de renverser le régime d’Al Assad. De plus, le recours de la Turquie à la force militaire et au hard power en Syrie, à travers l’opération Bouclier de l’Euphrate, a décrédibilisé le discours officiel turc qui soulignait l’attachement du pays à la paix, la coopération, et le soft power. Sur le plan politique, à cause de la guerre en Syrie, la Turquie est tombée dans le piège du clivage sunnite-chiite dans la région : l’alignement d’Ankara sur les positions de l’Arabie saoudite et du Qatar a contribué à une ‘’sunnitisation’’ de la politique étrangère turque, nuisant à l’image de la Turquie comme pays ‘’neutre’’, se posant au-dessus des polarisations confessionnelles. Enfin, la guerre en Syrie a eu des coûts économiques pour la Turquie, en termes de gestion des réfugiés (10 milliards de dollars pour 3 millions de réfugiés), et de perte d’échanges commerciaux avec la Syrie, mais aussi avec le reste de la région (Irak, pays du Golfe), étant donné que les exportations turques vers ces pays transitaient par le territoire syrien.
Quelle est la place de la question kurde dans la diplomatie turque ?
Dans les années 2000, l’AKP s’est engagé dans un processus d’ouverture aux Kurdes. Le gouvernement a élargi le champ des libertés et des droits culturels de la communauté kurde, et a pris des mesures symboliques allant dans le sens d’une reconnaissance de son identité spécifique, comme par exemple le lancement d’une chaîne télé en langue kurde et l’introduction d’enseignements à l’école dans cette langue. Le gouvernement s’est aussi engagé dans une politique de développement économique des régions du sud-est, à majorité kurde, et a entamé des négociations secrètes avec le PKK en vue d’une résolution du conflit. Cette ouverture aux Kurdes était censée ‘’pacifier’’ la nation turque, la réconcilier avec elle-même, et permettre ainsi à la Turquie de s’affirmer à l’extérieur. Toutefois, le déclenchement de la guerre en Syrie a tué dans l’œuf ce processus : d’une part, le silence d’Ankara face au massacre des Kurdes syriens par Daech à Kobané a ravivé la méfiance des Kurdes turcs vis-à-vis de leur gouvernement, soupçonné de complicité avec l’État islamique; d’autre part, le PKK a profité du chaos régional pour reprendre les armes et continuer sa lutte contre l’État turc. Si elle demeure non-résolue, la question kurde agira comme un talon d’Achille limitant la marche turque vers la puissance.
Propos recueillis par Zeina Saleh Kayali
Votre ouvrage semble absolument essentiel pour connaître la Turquie d’Erdoğan de l’intérieur. Quelles ont été vos sources ?
Mon ouvrage est basé sur un travail de recherche accompli dans le cadre d’une thèse de doctorat à Sciences Po Paris. Il analyse la politique étrangère de la Turquie dans les années 2000, sous le règne de l’AKP (Parti de la justice et du développement) et d’Erdoğan, à travers le prisme des puissances moyennes émergentes et de leur quête de statut et de reconnaissance sur la scène internationale. L’approche que j’ai adopté a consisté à mêler analyse théorique et démarche empirique : en plus de se baser sur une centaine d’ouvrages publiés en 4 langues (français, anglais, turc et arabe), mon travail repose sur 120 entretiens réalisés entre 2011 et 2015 dans sept pays : la Turquie, l’Égypte, le Kurdistan irakien, le Liban, le Qatar, l’Iran et la France. Ces entretiens qui ont concerné des diplomates, des universitaires, des hommes d’affaires et des acteurs de la société civile élucident différents aspects de la ‘’nouvelle’’ diplomatie turque menée par l’AKP, et montrent comment l’activisme diplomatique turc des années 2000 a été ‘’reçu’’ au Moyen-Orient et en Europe. Par ailleurs, dans mon analyse, j’ai accordé une très grande importance aux parcours personnels des acteurs de la diplomatie turque, notamment Recep Tayyip Erdoğan et Ahmet Davutoğlu : j’ai suivi leur cheminement personnel en interrogeant le premier cercle de leurs affidés, ce qui m’a permis de pénétrer l’univers de ces hommes politiques. Enfin, j’ai réalisé une enquête de terrain/un sondage d’opinion, auprès de 1000 personnes en Égypte et au Liban, pour évaluer l’évolution de la perception de la Turquie au Moyen-Orient, et la progression de son soft power dans la région.
Pensez-vous que les derniers événements sécuritaires peuvent freiner cette affirmation du rôle de la Turquie comme pôle d’attraction incontournable ?
Pendant la décennie 2000, les réalisations économiques de l’AKP et la capacité du parti à garantir la stabilité politique et la sécurité intérieure, ont permis à la Turquie de se projeter à l’extérieur, devenant une puissance régionale au Moyen-Orient et un acteur incontournable sur la scène internationale. Aujourd’hui, la situation est inversée. D’une part, le parti est contesté, la livre turque est dévaluée, et l’appareil sécuritaire est affaibli, ce qui crée une situation de vulnérabilité et limite de facto la capacité de projection de la Turquie à l’extérieur de ses frontières. D’autre part, la déstabilisation de la région a engendré un ‘’effet boomerang’’ à l’intérieur de la Turquie, créant des menaces sécuritaires avec la multiplication d’attentats terroristes, et risquant de faire imploser le pays. En ce sens, il existe des ‘’vases communicants’’ entre politique interne et politique externe, entre sécurité nationale et sécurité régionale.
Quel a été, à votre avis, l’impact de la guerre en Syrie sur la diplomatie turque ?
Si dans la décennie passée Damas a constitué la porte d’entrée de la Turquie au Moyen-Orient, aujourd’hui elle est devenue la ‘’tombe’’ d’Ankara dans la région. Et si, dans les années 2000, la Syrie a été conçue comme un tremplin pour la Turquie, elle est désormais devenue un frein, un fardeau et une ‘’épine dans le dos’’. La guerre en Syrie a eu trois conséquences majeures sur la Turquie. Sur le plan diplomatique d’abord, elle a révélé le décalage entre les ambitions de la Turquie et ses capacités et ressources réelles : malgré sa détermination à le faire, Ankara a été incapable d’impulser le changement en Syrie et de renverser le régime d’Al Assad. De plus, le recours de la Turquie à la force militaire et au hard power en Syrie, à travers l’opération Bouclier de l’Euphrate, a décrédibilisé le discours officiel turc qui soulignait l’attachement du pays à la paix, la coopération, et le soft power. Sur le plan politique, à cause de la guerre en Syrie, la Turquie est tombée dans le piège du clivage sunnite-chiite dans la région : l’alignement d’Ankara sur les positions de l’Arabie saoudite et du Qatar a contribué à une ‘’sunnitisation’’ de la politique étrangère turque, nuisant à l’image de la Turquie comme pays ‘’neutre’’, se posant au-dessus des polarisations confessionnelles. Enfin, la guerre en Syrie a eu des coûts économiques pour la Turquie, en termes de gestion des réfugiés (10 milliards de dollars pour 3 millions de réfugiés), et de perte d’échanges commerciaux avec la Syrie, mais aussi avec le reste de la région (Irak, pays du Golfe), étant donné que les exportations turques vers ces pays transitaient par le territoire syrien.
Quelle est la place de la question kurde dans la diplomatie turque ?
Dans les années 2000, l’AKP s’est engagé dans un processus d’ouverture aux Kurdes. Le gouvernement a élargi le champ des libertés et des droits culturels de la communauté kurde, et a pris des mesures symboliques allant dans le sens d’une reconnaissance de son identité spécifique, comme par exemple le lancement d’une chaîne télé en langue kurde et l’introduction d’enseignements à l’école dans cette langue. Le gouvernement s’est aussi engagé dans une politique de développement économique des régions du sud-est, à majorité kurde, et a entamé des négociations secrètes avec le PKK en vue d’une résolution du conflit. Cette ouverture aux Kurdes était censée ‘’pacifier’’ la nation turque, la réconcilier avec elle-même, et permettre ainsi à la Turquie de s’affirmer à l’extérieur. Toutefois, le déclenchement de la guerre en Syrie a tué dans l’œuf ce processus : d’une part, le silence d’Ankara face au massacre des Kurdes syriens par Daech à Kobané a ravivé la méfiance des Kurdes turcs vis-à-vis de leur gouvernement, soupçonné de complicité avec l’État islamique; d’autre part, le PKK a profité du chaos régional pour reprendre les armes et continuer sa lutte contre l’État turc. Si elle demeure non-résolue, la question kurde agira comme un talon d’Achille limitant la marche turque vers la puissance.
Propos recueillis par Zeina Saleh Kayali
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