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Retour sur treize ans de création à quatre mains, extraits d’une conversation avec Laure Ghorayeb

14/02/2019

Cette interview a été publiée par le musée Sursock où se déroule l'exposition ‘Laure et Mazen: correspondance (s)’ du 2 février au 26 août 2019. Le musée Sursock a accordé à L'Agenda Culturel le droit de la publier.

Le Musée Sursock présente ‘Laure et Mazen : Correspondance (s)’, une exposition qui met en lumière certains artistes présents dans les collections du Musée Sursock.

Laure Ghorayeb est poète, artiste et critique d’art. Mazen Kerbaj est artiste, dessinateur et musicien. Les deux individus forment un des couples d’artistes les plus touchants. Leur moyen d’expression : l’encre de Chine et le papier. Feuilles, carnets, morceaux, ou encore rouleaux, le papier sous toutes ses formes devient la victime de nos deux compères. Aujourd’hui Laure, la mère, a 88 ans, Mazen, le fils, en a moitié moins, 44.

Depuis 2006, et en parallèle à leur pratique individuelle, ils ont créé une écriture à quatre mains, une écriture où la minutie des traits de Laure fusionne avec les silhouettes au grand nez de Mazen. Nul n’est besoin de reconnaître qui fait quoi dans le foisonnement et l’enchevêtrement de leurs dessins et correspondances ; l’important est de suivre leur délire et leur ambition sans limite.

Retour sur treize ans de création à quatre mains. Extraits d’une conversation avec Laure Ghorayeb
Beyrouth, le 6 décembre 2018
Avec Yasmine Chemali, Responsable des Collections du Musée Sursock

C’est en 2006 que naît sur papier la complicité de Laure Ghorayeb et Mazen Kerbaj. Armés de deux carnets à dessin et d’un blog, les deux artistes vont répondre à la guerre avec Israël entre le 13 juillet et le 26 août 2006. Jour après jour, le dessin sera un moyen de témoigner des actions militaires menées au Liban, mais surtout de rendre compte d’un état d’émotions dans lequel le pays tout entier fut plongé. L’idée vient de Mazen. Laure raconte :
« Mazen m’a insultée, il m’a dit : « tu es folle, tu n’as pas honte, toi tu es Laure Ghorayeb, et tu restes devant la télé ? À quoi ça te sert ton dessin, tes crayons ? Va prendre tes crayons et dessine ce que tu ressens ». Et il m’a dit, « toi dessines et moi je mets les dessins sur le blog ». « C’est arrivé comme cela et tu ne peux pas savoir ce que le blog a donné. À un moment donné, dans les rues de Lisbonne on a accroché mes dessins. »1

 



Ne pas rester passif face au conflit qui se déroule mais se révolter contre son injustice et la haine, c’est ce que Mazen a choisi de faire avec ce blog et il pousse alors Laure, au passé de journaliste et d’écrivain, à en faire autant. 

Laure se souvient : « Moi je fais quinze dessins sur le même sujet, je ressasse. Mazen lui fait un dessin et passe à autre chose ». Avec ces carnets, le style de chacun des deux artistes se développe aux antipodes. Mazen dessine vite, il esquisse et puis se lance. Laure a eu peur du figuratif, elle est dans la minutie, dans les détails. Mazen est plus cynique, noir, pessimiste. Laure vient du monde de l’arabesque et du signe. Mazen vient du monde de la bande dessinée ; l’important, pour lui, est le message qu’il faut faire passer.

Laure confie : « Avant les carnets de 2006, entre Mazen et moi, c’était une compétition, surtout parce que Mazen est venu à moi après avoir critiqué tout ce que je faisais jusqu’à ce qu’il ait 18-20 ans. Il me disait « Qu’est-ce que tu fais toi, tu fais du gribouillage ». Et puis, brusquement, il a eu un choc, il m’a dit que c’était comme s’il avait reçu deux gifles sur le visage, il s’est réveillé et alors c’est devenu l’adoration ». Elle reprend : « Vers 2006, il a dû y avoir un évènement, une exposition, qui a déclenché ce nouveau respect pour mon travail. Une fois, Mazen m’a dit « Tout ce que je voulais moi, c’était d’avoir le droit de me tenir à côté de toi ». Et Laure continue : « Il l’a reconnu, il n’y a pas longtemps. Mais c’est un vrai amour. Moi ce que j’aime en lui, c’est qu’il a beaucoup d’idées. Il m’effraie tellement avec ses idées. Moi je suis comme une fourmi, je fignole, je fignole, je fignole, mais je n’ai pas des idées comme lui. Lui il a des idées… » Cette main tendue à un nouveau type de travail à quatre mains est une sorte de salut pour les deux artistes, mère et fils.

Puis, il y a eu le double autoportrait réalisé pour le XXIXe Salon d’Automne du Musée Sursock en 2009. C’est là que le collectif Laure et Mazen prend corps. ‘Toi et Moi, Double autoportrait’, est en quelque sorte le portrait d’une rivalité entre mère et fils et entre deux artistes. Naît ainsi une émulation réciproque : « Comment n’y-ai-je pas pensé ! »

Ce dessin grand format (100 × 144 cm) remporte le prix du jury du Musée Sursock. Les figures d’hommes aux narines exagérément ouvertes trahissent le geste de Mazen tandis que les yeux, cheveux, barbe et tunique de Mazen renvoient à la précision du dessin de Laure. Entre les deux portraits, la zone franche, vierge semble s’être convertie en terrain d’entente.

Laure explique : « C’est Mazen je crois qui a eu l’idée. On n’a pas pensé qu’on allait avoir un prix. Quand je l’ai emmené là-bas, Sylvia Agémian a regardé le dessin et m’a dit : à vous deux, ça seulement ? Je lui ai dit : oui, ça seulement. Ce n’était pas très grand. Le noir-là, c’est mon style. J’ai fait la tête. J’ai écrit l’alphabet en arabe. Puis, lui a fait l’autre tête. Moi j’ai rempli, je ne sais plus où. »

‘Toi et moi et le papier peint’ est la première exposition commune de Laure et Mazen à la Galerie Janine Rubeiz, en 2010. Encore-là, chacun a son propre style, mais le mot d’ordre est le suivant : remplir l’espace. Est-ce par horreur du vide ou bien par habitude de juxtaposer des scénettes à l’intérieur de petites cases, telles dans une bande dessinée, univers cher à Mazen ? Quoi qu’il en soit, les deux artistes offrent le meilleur d’eux- mêmes dans une complicité évidente. Le papier peint s’enrichit alors des bavardages de Laure, de ses ornements, de ses figures naïves et de ses petites phrases lapidaires sur les fronts. Mazen y exprime quant à lui son pessimisme naturel et une satire sur des sujets tels Adam et Eve.

 

L’objectif de la collaboration, c’est de trouver un terrain d’entente. « On a été très poli », livre Laure, et ça a pris du temps pour arriver à perdre le contrôle. Parfois, cela passe même par la destruction du travail de l’autre. Laure et Mazen se disputent souvent.

Laure confie : « Tu sais une fois on s’est disputé, Walid est arrivé : on était en train de se disputer comme des fous pour une petite chose, on n’était pas d’accord sur quelque chose, je ne me souviens plus sur quoi. Mazen a pleuré, j’ai pleuré, on a crié, je lui ai dit que je ne veux plus travailler et on a déchiré des dessins. C’était la pire fois.
Chaque fois que l’on fait quelque chose, à un moment donné on se dispute, mais on ne sait pas pourquoi. Walid nous a dit : « Vous n’avez pas honte ? On entend votre voix jusqu’à dehors, que vont dire les gens ? » Alors je lui ai dit de ne pas s’en mêler, de partir et de revenir plus tard, ce qu’il a fait. Après, Mazen m’a demandé :
« Mais pourquoi on se dispute ? »

La dispute fait partie du processus de création, sauf lors de la résidence d’artistes à Rennes, mais cela s’explique : Laure et Mazen n’étaient pas chez eux et ils n’étaient pas seuls. Ils étaient observés. Et puis, ils ont rarement travaillé ensemble : Laure dessinait de jour, Mazen de nuit. « Le dernier jour de la résidence de Rennes, je lui ai dit : Mazen tu vois c’est la première fois qu’on ne se dispute pas. Il m’a dit : tu veux qu’on se dispute ? J’ai dit non, non ! Lui et moi c’est comme ça. Il provoque, je réagis. C’est lui qui provoque toujours et moi je réagis ». Laure continue avec fierté « Moi je l’ai déjà provoqué deux ou trois fois. ».

Sur une idée de Nadine Begdache, la série de ‘l’Abécédaire’, présentée à la galerie Janine Rubeiz en 2015 marque la réussite de la fusion de Laure et Mazen. Selon 

Laure, il y a un avant Abécédaire, puis un après. « Après, nous étions à égal ». Avec ces vingt-six compositions, le couple Laure et Mazen fusionne.

Laure dévoile : « On a pris le scrabble, on a retourné les pions et chacun a tiré treize lettres. On s’est réparti ainsi l’alphabet. Ensuite, on s’est dit les lettres qu’on avait tirées et on trouvait les titres et les thèmes que l’on voulait illustrer. Pour la lettre A, l’inspiration était immédiate : A pour Antoine (Kerbaj). La forme de départ, c’est Mazen qui l’a donnée, pour Antoine c’était un oiseau-roi. Pour chacune des compositions de l’Abécédaire, on faisait toujours la forme. Je me souviens que pour la lettre K, c’est moi qui aie choisi le Kangourou. Mazen me disait : « K, K, K » et on ne trouvait pas, alors j’ai fini par dire « Kangourou » et il est écrit sur le dessin : J’ai 83 ans, dites « Masha’allah » (la maman), il a 39 ans, dites « que dieu le protège ».
Ce sont les formules qu’emploient les mamans.

Revenons sur la lettre A. On reconnait le nez fait par Mazen. Une fois que la forme était exécutée, on remplissait. Antoine Kerbaj, « le roi des rois du théâtre » (c’est comme cela qu’il était appelé), porte la couronne2. Dans le dessin, on reconnaît le plancher d’une scène de théâtre, les coulisses où Laure le rejoignait, puis les différents personnages qu’Antoine a incarnés. Laure décrit : « Ici, c’était
‘Les Physiciens’ de Dürrenmatt. Il (Antoine) joue le rôle d’un physicien, il est très drôle. On lui avait fait un ventre. Ça c’est ‘Le Roi se Meurt de Ionesco’. Ça c’est Al Moharrij, Le Clown. Ici, c’est Barbar Agha sur son cheval. C’est supposé être un cheval ça. (rires) Il a aussi joué le rôle d’un voleur. La série télévisée s’appelait D’un jour à l’autre. Walid avait alors peut-être trois ou quatre ans ; à l’école ses camarades lui disaient « ton père est un voleur », parce qu’il jouait le rôle d’un voleur. Walid ne voulait plus aller à l’école. On lui a expliqué que c’était un jeu. Une autre fois, Antoine était invité à un dîner officiel. Dès qu’il est entré au restaurant, les garçons ont ramassé la vaisselle et ont dit « Antoine Kerbaj va voler l’argenterie. ».

« Quand il jouait avec Fairuz, il avait toujours des rôles d’un empereur despotique, ou d’un tortionnaire ; elle était la fille qui défendait le peuple, tu sais comme des légendes. »

Aussi personnelle qu’elle soit, la série de l’Abécédaire a pris du temps et demandé exactitude, recherche et pertinence. Après avoir trouvé le thème à illustrer, il fallait trouver comment remplir la feuille. Laure se rappelle fièrement : « Hashish pour le « H », Orgie pour le « O », Kangourou pour le « K », c’est moi qui les ai trouvés. Mazen me disait « tu es unique pour ça » et puis je savais ce qu’il fallait faire. Je le voyais dans mes yeux, alors je lui disais : « On fait ceci et cela et Mazen était souvent d’accord, sauf pour la lettre « T ». Le mot choisi était le Temps, mais on a refait cinq ou six fois le cercle parce que nous n’étions pas d’accord. Nous avons déchiré les dessins ! 
».

Naissance est venu sous la lettre N. On y reconnait Laure qui représente à merveille la figure de la mère : « Je suis la Mère du monde entier », puis ses trois enfants, de gauche à droite : Walid, Roula et Mazen. Les phrases écrites sur les fronts de Walid et de Mazen disent, respectivement : « Je suis l’aîné dans une famille heureuse », puis « Je ne plierai jamais face à la réalité », dans le sens où Mazen n’acceptera jamais que la réalité soit son guide ou son maître. Ensuite, il y a tous les petits-enfants. Je crois que presque tout, dans ce dessin, est de moi, sauf le remplissage qui est de Mazen. Lui a dû écrire ceci et ajouter, je crois, les cheveux … pourtant, c’est mon style de cheveux, mais c’est lui qui les a faits ceux-ci. ».

On s’y perd ! Mais ce n’est pas important. Pour Laure, l’essentiel, c’est que la composition a été faite ; il n’y a pas d’auteur, ou plutôt l’auteur est ce couple Laure et Mazen.

La mort est un thème récurrent dans leur oeuvre, déjà dans le travail de Mazen, individuellement, mais il est aussi présent dans l’inspiration de Laure. L’artiste-dessinateur, écrivain et journaliste a d’abord connu la seconde guerre mondiale, puis la guerre civile libanaise, et celle de 2006. 

Laure explique : « Dans Guerre, je parle de mes tantes qui sont mortes de faim pendant la guerre de 1914-18. C’étaient les soeurs de ma mère ; je parle d’elles, à Deir el Qamar. Celui-là, je l’appelle la Comédie Humaine. Tu vois tous ces visages, ce sont tous ceux morts de faim, durant la guerre 1914-18. Mes enfants ont vécu depuis qu’ils étaient tout petits avec moi. On raconte aux enfants des légendes, moi je leur racontais notre vie à la montagne, et les massacres des chrétiens par les druzes. Je leur mettais ça là-dedans (désignant le crâne) pour qu’ils n’oublient jamais. Mon grand-père, on lui a égorgé huit garçons sur le genou. Ce sont des choses qui sont arrivées à Deir-el-Qamar, et mes enfants ont grandi en l’apprenant. Antoine, il était du parti socialiste (Al Awmiye) et on se disputait toujours à cause de ça. Mais les enfants, ils ont vécu comme moi je voulais qu’ils grandissent et c’est pour cela qu’ils comprennent différemment les choses. C’est la mémoire collective qu’il ne faut jamais oublier. Quand tu grandis dans un contexte pareil, tu dois en parler et tu n’as que ta famille pour le faire. Et moi j’ai vécu la guerre de 1945 étant enfant ; je me cachais sous la robe de ma mère. Et nous, on disait à notre mère : « Maman on va mourir ». Elle nous disant « non, non » et elle soulevait sa robe, elle nous cachait comme cela. Ce sont des choses que tu n’oublies pas. »

C’est à Dada, soeur de Laure, décédée pendant la guerre civile libanaise, ou encore Jamile, nourrice adorée et seconde mère pour Walid, Roula et Mazen que Laure veut rendre hommage. Laure connaît le poème de Baudelaire par coeur :


 

« Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,

Et quand octobre souffle, émondeur des vieux arbres,

Son vent mélancolique à l’entour de leurs marbres,

Certes, ils doivent trouver les vivants bien ingrats, À dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps, Tandis que, dévorés de noires songeries, Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,

Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,

Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver

Et le siècle couler, sans qu’amis ni famille

Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille ».3


Et avec Mazen, le F prend sens avec le mot Fantôme, et il écrit « Houhou nous sommes les morts de demain ».

Depuis 2017, Laure et Mazen ont trouvé un nouveau moyen de communiquer. Et ils ont osé le grand format, le très grand format, avec plus de soixante-neuf mètres linéaires de correspondance sous la forme de rouleaux, du jamais-vu.

Laure revient sur la genèse du projet. Depuis que Mazen a déménagé à Berlin, mère et fils s’envoientrégulièrement du courrier, des dessins, des bouts de papier, ou encore des lettres plus traditionnelles. Cet échange, conséquent, se lit comme une messagerie instantanée et est présentée également dans cette exposition. Mazen, foisonnant d’idées, téléphone à sa mère un soir, sous l’emprise de l’alcool et lui dit : « Demain rappelle-moi rouleau ». Il raccroche. « Le lendemain, quand je lui ai dit rouleau, il m’a dit : de quoi tu parles ? Je lui ai dit : Comment ? Toi, tu m’as dit de te rappeler le mot rouleau. Rouleau, rouleau, il n’arrivait pas à trouver. Et puis, il m’a téléphoné, pour m’expliquer son idée ».

L’idée d’écrire une correspondance sur des rouleaux, personne ne l’a eue. Il y a eu, dans l’Histoire, une correspondance entre une mère et son fils, ou entre deux artistes, mais pas sur des rouleaux.
Avec ce projet, le rouleau redevenait le cordon ombilical entre une mère et son enfant, cette relation d’inceste qui revient quand on fait allusion parfois au travail de Laure et Mazen, notion sur laquelle tous deux aiment bien jouer. Laure confirme « C’est une relation forte entre une mère et son enfant. Je parle d’OEdipe, d’inceste parfois.
Mais pour nous, l’inceste se comprend dans le sens de création, de fusion. Tu sais, Mazen ne croyait pas qu’un jour il aurait la joie de participer à ce que je fais. Moi, j’étais pour lui comme un dieu dans le sens artistique. Maintenant, lui comme moi, on ne sait plus qui fait quoi parfois dans nos compositions : on ne sait plus où lui s’arrête et où moi je commence. C’est la fusion de nous deux sur le papier. Avec les rouleaux il y a une complicité mutuelle, d’égal à égal. L’un n’a pas dévoré l’autre. À nous deux on a marché ensemble.
On a évolué ensemble. Je crois que c’est ça la morale de l’histoire. Avant, Mazen avait peur ; il voulait être au niveau. Il voulait prouver qu’il pouvait être comme moi, mon égal.

À la différence de l’Abécédaire qui a été complètement fait à quatre mains dans la maison de Laure, les rouleaux sont une vraie correspondance. Si le mode de la linéarité a été choisi, cette linéarité n’est qu’apparente. Il y a la contrainte de l’espace, limité à la table sur laquelle chacun des deux artistes travaille. Mais il y a aussi le processus qui se veut interrompu. Une fois reçu et déroulé, le rouleau présente des zones vierges, invitant l’autre à intervenir. Laure précise : « Je prends le rouleau, le déroule, puis j’écris, je dessine, et je laisse deux mètres vides. Je déroule d’un autre côté, et ainsi de suite, je déroule peut-être quinze mètres en laissant des vides pour Mazen. Puis, on se répond. Mazen, intelligent comme il est, me dit qu’à chaque fois que je dessine ou écris une réaction à ce qu’il a fait, je dois mettre la date parce que c’est une correspondance. C’est comme si tu écris une lettre, et que tu attends la réponse. Un jour, j’ai demandé à Mazen quand est-ce que l’on arrêtera les rouleaux ? Il m’a répondu : quand l’un de nous mourra. Et nous n’avons plus parlé du sujet ».

Au printemps 2018, dans le cadre de la 2e Biennale des écritures de Rennes et alentour, Spéléographies

 invitent Laure et Mazen pour une résidence artistique collective. Avec dix mètres de rouleau de papier blanc, plusieurs encres de Chine et des pinceaux, les deux artistes se mettent au travail, jour et nuit, pendant sept jours, pour produire le rouleau des Amoureux. Quand Mazen lui propose cette résidence, Laure sait exactement vers quelle direction aller. Elle entreprend des recherches et souhaite dessiner sur ce grand rouleau l’histoire de certains amours malheureux, de certains amants maudits. De suite, Mazen a adopté l’idée. Laure a trouvé les couples, historiques ou bien issus de la littérature : il y a bien sûr Adam et Ève, les premiers amants mythiques et maudits, Tristan et Iseult, Antar et Abla, John Kennedy et Marylin Monroe, ou encore Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.

« Dans ce travail, on s’est bien organisés. L’espace était ouvert, il y avait du passage donc on restait plutôt polis l’un envers l’autre. Puis, on a rarement travaillé ensemble : je dessinais le jour, Mazen la nuit, mais on ne faisait jamais un pas sans que l’autre ne soit au courant. On se laissait des notes, se prévenant mutuellement de ce qu’on allait faire ».
Laure raconte : « L’ouverture était le dimanche. Le samedi, vers sept heures le matin, je suis descendue dans l’espace et j’ai trouvé Mazen.
Il me disait : je vais encore colorier ici. Nous sommes remontés dans la chambre dormir, et c’était fini. Le rouleau était prêt, complet. À la fin, Mazen ajoutait des couleurs, et moi, j’ai peur des couleurs. Je lui ai dit : « Tu vas tout détruire, il vaut mieux qu’on arrête. Lorsque Mazen a commencé à mettre des couleurs, j’ai eu peur. Moi, je n’utilise jamais des couleurs, ou rarement. Quand je m’exprime, c’est toujours avec le noir. À la portée de ma main, il n’y a pas de couleurs. Elles sont toujours là, mais je ne les sors que rarement. Pour moi, le noir a plusieurs couleurs. Mais Mazen, il aime les couleurs. Ici, il n’y a pas trop de couleurs au final, parce que j’étais au-dessus sa tête. Mais quand il est seul, il a tendance à en mettre partout. C’est son style ».


...
1. Le blog peut être accédé à l’adresse suivante : http://warkerblog.blogspot.com/
Les dessins de Mazen publiés sur le blog ont fait l’objet d’une publication ultérieure : Mazen Kerbaj, Beyrouth, juillet – août 2006, L’Association, imprimé en décembre 2006.

2. Antoine Kerbaj a reçu la légion d’honneur le 20 décembre 2018.

3. Poème extrait de La servante au grand Coeur, Charles Baudelaire,
Les Fleurs du Mal, Paris, 1857.
 

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